Pour certains dirigeants libanais, la pilule ne passe pas. Le juge Tarek Bitar a repris ses fonctions.
La cour d’appel de Beyrouth a rendu son verdict le 4 octobre: contre toute attente, elle a rejeté les deux recours en dessaisissement du magistrat responsable de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août dernier.
En effet, le 27 septembre dernier, face aux pressions politiques et communautaires, il avait été suspendu après des plaintes déposées par les ex-ministres de l’Intérieur, le sunnite Nouhad Machnouk, des Finances, le chiite Ali Hassan Khalil, et des Travaux publics, Ghazi Zeaïter, également chiite. Le motif? Les anciens dirigeants évoquaient un vice de forme sur la base d’un article constitutionnel stipulant que seule Haute Cour de justice était compétente pour poursuivre un responsable politique.
Toutefois, le magistrat pouvait compter sur un large soutien populaire. Le 29 septembre, au lendemain de la suspension temporaire du juge Bitar, des centaines de Libanais ainsi que de nombreuses ONG locales ont manifesté devant le palais de Justice, déplorant une nouvelle preuve d'obstruction politique. Brandissant les photos des victimes de l’explosion, scandant des slogans tels que "nous voulons la vérité", les protestataires exprimaient une colère unanime. "Quand j’ai appris que l’enquête avait été suspendue, j’ai senti que nous étions de nouveau trahis, qu’ils nous tuaient une deuxième fois", déplorait Rima al-Zahed, dont le frère, employé au port, avait péri dans l’explosion.
Les États-Unis soutiennent le juge contre le Hezbollah
Paris, qui suit de très près ce dossier, n’a pas manqué de commenter la suspension du juge Bitar. "La justice libanaise doit travailler en toute transparence, à l’abri de toute interférence politique", a fait savoir le Quai d’Orsay avant d’ajouter que "les Libanaises et les Libanais ont le droit de savoir".
Pour ce qui est des États-Unis, l’occasion était trop belle pour ne pas attaquer le Hezbollah libanais. En effet, le puissant parti chiite voyait d’un mauvais œil l’immixtion du magistrat dans l’enquête sur l’explosion du port. Wafic Safa, chef de l’appareil sécuritaire du Hezbollah, a même envoyé par message un ultimatum au juge Bitar: "nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner". Une aubaine pour Washington. Deux sénateurs américains, Bob Menendez (Démocrate) Jim Risch (Républicain), ainsi qu’un membre de la Chambre des Représentants, ont exprimé leur inquiétude concernant le rôle du Hezbollah dans le dessaisissement du juge Tarek Bitar. "Nous sommes également inquiets du rôle qu'aurait joué le Hezbollah pour motiver la décision de suspendre cette enquête cruciale […] Le juge Bitar est respecté et, de l'avis général, impartial", ont-ils indiqué le 2 octobre. De son côté, le député Gregory Meeks, président de la Commission des affaires étrangères du Congrès, s’est dit "profondément inquiet" que la justice libanaise cède aux pressions politiques.
Des dirigeants libanais qui se cherchent des excuses
Pourtant, malgré sa popularité et le soutien de l’Occident, le juge Bitar a encore du pain sur la planche. Commentant la décision judiciaire, le Premier ministre Najib Mikati a tenté de ménager la chèvre et le chou. Dans une interview accordée à la chaîne britannique Sky News Arabiale 6 octobre, le milliardaire salue "l’intégrité du juge" avant d’affirmer qu’il y a "une différence entre le populisme et l'application de la Constitution", sous-entendant que le magistrat avait profité des faveurs du peuple libanais.
Du côté des accusés, l’attaque est la meilleure des défenses. "Toute décision de justice peut pourtant être contestée, sauf dans les pays dictateurs […] les normes internationales imposent de garantir un procès équitable à toute personne lésée par un jugement", déplore Naoum Farah, l’avocat de Nouhad Machnouk. De son côté, Youssef Fenianos, ancien ministre des Transports qui avait reçu un mandat d’arrêt par contumace le 16 septembre dernier, souhaite lui aussi transférer l’affaire à un autre juge. Chose qui avait déjà été faite en février dernier. Fadi Sawan, le premier magistrat chargé de l’enquête avait été dessaisi après l’inculpation de plusieurs responsables. Il avait été jugé "partial" en raison de "l’existence d’un intérêt personnel": l’ancien enquêteur habitait dans un quartier qui avait été touché par l’explosion du port.
Pour l’heure, contre vents et marées, Tarek Bitar tient bon et a même fixé au 12 octobre l'interrogatoire de Ali Hassan Khalil, au 13 ceux de Ghazi Zeaïter et Nouhad Machnouk, et au 28 celui de Hassane Diab, si ce dernier décide de revenir de son séjour aux États-Unis. Compte tenu des innombrables pressions et retournements dans l’enquête sur l’explosion du port, pas certain qu’elle arrive un jour à son terme.