De nouveaux systèmes d’armements nucléaires dans le Pacifique, telle est la conséquence concrète de la formation de l’alliance AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Première "tâche" de ce nouveau partenariat sécuritaire anglo-saxon: la constitution pour Canberra d’une flotte de sous-marins d’attaque (SNA) à propulsion nucléaire par les États-Unis et la Grande-Bretagne. "Notre travail s’inscrira pleinement dans nos obligations de non-prolifération", avait pourtant affirmé Boris Johnson lors de l’officialisation de l’AUKUS le 15 septembre.
De Pékin à Paris en passant par Moscou, on brandit le droit international et on pointe du doigt les potentielles dérives en matière de prolifération nucléaire d’un tel transfert de technologie vers le continent australien.
"L’AUKUS lui-même nous rappelle avec quelle facilité et désinvolture nos collègues américains traitent ces régimes de non-prolifération, auxquels ils confirment toujours leur attachement et qu’ils exhortent les autres à respecter", a notamment déclaré Sergueï Riabkov, vice-ministre russe des Affaires étrangères.
Bien qu’indirectement concerné par les traités onusiens, l’uranium devant servir de combustible aux réacteurs des futurs SNA australiens sera vraisemblablement enrichi à plus de 90%, comme dans le reste de la flotte nucléaire américaine.
Or, de l’uranium enrichi au-delà de 80% permet la fabrication d’armes nucléaires: "les réacteurs de l’US Navy utilisent actuellement l’équivalent de 100 bombes nucléaires, plus que toutes les centrales nucléaires du monde réunies", soulignait Alan Kuperman, professeur à l’université du Texas et fondateur du projet de prévention de prolifération nucléaire, dans une tribune publiée juste avant l’annonce du pacte de sécurité.
De l’uranium militaire dans les réacteurs des submersibles
Pour donner un ordre d’idée, la teneur en uranium 235 du combustible des réacteurs des centrales nucléaires civiles ne dépasse pas les 5%. Celui des réacteurs des sous-marins français ou des chaufferies du Charles-de-Gaulle ne dépasse pas les 20%. Ce niveau d’enrichissement particulièrement élevé (93%) permet aux bâtiments de l’US Navy de ne pas avoir à être réapprovisionnés au cours de leur vie, contrairement à ceux de la Marine nationale. Un avantage qu’avait mis en avant le ministre de la Défense australien pour justifier la préférence de Canberra pour des submersibles made in USA plutôt que les modèles conventionnels français. Pas de recharge en combustible des réacteurs nucléaires navals signifie que l’Australie peut se passer d’une industrie nucléaire civile sur son sol.
Retour sur les craintes que soulèvent les chancelleries concernant ce futur contrat avec Jean-Marie Collin, porte-parole de l’ICAN France, une ONG basée à Genève militant pour l’abolition des armes nucléaires dans le monde.
Sputnik: L’acquisition par l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire présente-t-elle un risque élevé de prolifération des armements atomiques?
Jean-Marie Collin: "Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Australie ne souhaitera pas et ne développera pas d’armement nucléaire en utilisant éventuellement ce combustible à des fins militaires. L’interrogation de prolifération est plus de savoir si d’autres États vont décider d’emprunter cette voie, c’est-à-dire de produire également des sous-marins à propulsion nucléaire qui nécessitent un uranium enrichi à très fort taux, dit militaire, et dont une partie pourrait être détournée pour la fabrication d’armes nucléaires."
Sputnik: Le principal risque de "prolifération" résiderait donc plus dans une escalade régionale que dans l’acquisition de sous-marins nucléaires américains par l’Australie?
Jean-Marie Collin: "Le traité de non-prolifération nucléaire [TNP, ndlr], qui est la pierre angulaire du régime sur l’éthique des armes nucléaires, interdit les armes nucléaires ou tout dispositif pouvant entraîner des réactions en chaîne, mais n’interdit pas l’utilisation d’un réacteur nucléaire pour propulser un bâtiment de guerre.
Le vrai risque n’est pas sur cette possible prolifération nucléaire, mais d’accélérer la course aux armements dans cette zone. De monter sur un schéma qui est typiquement celui des années 70, durant la guerre froide, où on a deux blocs qui se constituent.
Pacifique: bloc occidental contre bloc asiatique?
En l’occurrence entre un bloc “AUKUS”, forcément occidental, car la France fera en sorte d’avoir son mot à dire, et un bloc asiatique principalement chinois, qui va poursuivre ardemment son arsenal nucléaire et conventionnel. Tout cela pour aboutir à un surarmement avec les dangers que l’on peut imaginer: autant de provocations, de conflits, d’accidents militaires, voire nucléaires.
De fait, toute course aux armements dans cette partie du monde a évidemment un impact sur le reste du globe et notamment sur l’Europe pour revenir à ce vis-à-vis entre la Russie, l’Union européenne et l’Otan."
Sputnik: Le traité de non-prolifération des armes nucléaires n’apparaît pas particulièrement contraignant: une simple limitation en volume dans le temps d’un transfert de certaines "matières nucléaires" et leur déclaration à l’AIEA semble être de rigueur.
Jean-Marie Collin: "Il y a une obligation de déclarer le transfert d’un État X à un État Y d’uranium enrichi, surtout quand il a une capacité militaire. Là aussi, on imagine fortement que cette obligation sera respectée par les États-Unis ou le Royaume-Uni […]. Il y a un élément extrêmement important qui est que, très probablement, ces deux États resteront maîtres de ces technologies et créeront une forme de gentlemen’s agreement qui leur permettra de ne pas formellement transmettre ces matières à l’Australie et d’en rester pleinement propriétaires. Transférer ce type de matière, c’est également transférer un savoir-faire, une certaine technologie, qu’ils n’ont pas forcément envie de transférer.
" Juridiquement parlant, il n’y a pas grand-chose à faire "
Ce serait également obliger l’État australien à disposer d’une capacité à utiliser pleinement ce réacteur. L’Australie n’a pas aujourd’hui les capacités technologiques, l’ingénierie, c’est donc un pas qui demanderait beaucoup de temps pour être franchi. Pour autant, celui-ci a été franchi depuis plusieurs années par la Russie avec l’Inde et d’une certaine manière par la France auprès du Brésil. La France a vendu aux Brésiliens toute une technologie afin qu’ils puissent acquérir par eux-mêmes un sous-marin à propulsion nucléaire."
Sputnik: Donc, dans la mesure où une puissance nucléaire décide de transférer sa technologie nucléaire, même à des fins militaires, les moyens légaux de l’AIEA sont limités?
Jean-Marie Collin: "Effectivement, juridiquement parlant, aujourd’hui il n’y a pas grand-chose à faire dans la mesure où ce sont les Cinq qui gardent la main sur toute autorisation ou toute interdiction via la proposition de résolution au Conseil de sécurité de l’Onu.
Cette problématique va revenir sur le devant de la scène, car l’année prochaine se tiendra une conférence de révision du TNP. On pourrait imaginer, mais cela semble compliqué, que soient mis en œuvre des accords pour interdire ce type de transfert de technologie. Mieux, depuis près de 25 ans et discuté au sein de la conférence des désarmements de l’Onu à Genève, la mise en place d’un traité pour interdire la production de matières fissibles à des fins militaires.
Entre 2011 et 2021, la marine indienne a loué auprès de la Russie un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) de classe Chtchouka-B (code Otan "Akula") : l’INS Chakra.
© AFP 2024 FRED TANNEAU
On pourrait donc imaginer, si ce traité existait enfin, que soit interdit le transfert de ce type de matière dans le cadre de la propulsion nucléaire pour des sous-marins ou des navires de surface. Le problème, là encore, c’est que les Cinq ne sont pas d’accord sur sa mise en place ou ce qu’il contient exactement. On peut espérer, pour ce qui est de l’Australie, qu’avant que l’ensemble de ce processus ne se réalise, il y ait un changement de gouvernement, une opinion publique qui comprenne les enjeux et qui décide que l’Australie rejette ce type de bâtiment à propulsion nucléaire pour ne posséder que des submersibles à propulsion classique.
Au-delà du mouvement de protestation qui est en train de naître en Australie, la Nouvelle-Zélande a déjà déclaré qu’elle n’accepterait pas les bâtiments australiens dans ses eaux, puisqu’une loi néo-zélandaise interdit la présence de tout navire à propulsion ou armement nucléaire. Donc il y a des éléments qui peuvent, à terme, à nouveau changer le cap de l’Australie."