Être magistrat au Liban est un vrai sport de combat. Le juge Tarek Bitar avait déjà subi des pressions communautaires, des menaces et des campagnes de dénigrement. Le 27 septembre, lui qui était chargé d’enquêter sur les causes de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 a été suspendu après une plainte déposée par l’ex-ministre de l’Intérieur sunnite, Nouhad Machnouk. Le motif? L’ancien dirigeant évoque un vice de forme sur la base d’un article constitutionnel stipulant la poursuite d’un responsable politique par la seule Haute Cour de justice.
Le 4 août 2020, l’explosion du port de Beyrouth faisait plus de 200 morts et 7.000 blessés, rasant de surcroît le littoral.
Pour l’heure, l’enquête patine. Aucun responsable n’a été mis en cause dans le stockage du nitrate d’ammonium qui a provoqué la terrible déflagration. Alors que des ONG locales et les proches des familles des victimes déplorent "une obstruction politique", Najib Mikati, le nouveau Premier ministre libanais, a quant à lui accusé le juge Bitar de "violer la Constitution".
Le Hezbollah menace le juge
Cette suspension a provoqué l’ire d’une population à bout de souffle, accentuant la crise de confiance déjà aiguë entre les élites dirigeantes et le peuple libanais. Cette affaire met en exergue "la corruption et le système clientéliste", affirme Ali Mourad, professeur de droit international à l’Université arabe de Beyrouth et analyste politique libanais.
"Les dirigeants libanais se protègent mutuellement. Ils savent pertinemment que si un député ou un haut fonctionnaire est arrêté, cela peut faire un effet domino. Tout le monde est d’accord pour que personne ne tombe. Et pour cela, ils vont invoquer des raisons communautaires en disant “pourquoi il a arrêté un maronite, un chiite ou un sunnite” et ils déposeront une plainte pour évoquer la partialité du juge et le retirer du dossier", regrette-t-il au micro de Sputnik.
De fait, le juge Bitar a subi de nombreuses pressions communautaires: le Hezbollah a proféré des menaces contre le magistrat. Plusieurs membres du puissant parti chiite étaient en effet dans le viseur de la justice libanaise. Mais pour certains, la pilule ne passe pas. Wafic Safa, le chef de l’appareil sécuritaire du Hezbollah, aurait ainsi envoyé par message un ultimatum au juge Bitar: "Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner". Faisant profil bas, le ministre de l’Intérieur nie avoir été au courant de ces tentatives d’intimidation.
Même son de cloche chez les sunnites. Après les poursuites engagées par le magistrat contre le député Nouhad Machnouk, des cheikhs auraient appelé à faire pression sur le juge Bitar pour qu’il cesse son enquête. "Une fois de plus, on évoque l’argument fallacieux du religieux pour que rien ne change", déplore Ali Mourad.
"Ils veulent gagner du temps avant les Législatives"
Le juge Bitar n’affiche aucune étiquette politique. Malgré les innombrables pressions, il jouit d’un prestige certain auprès des familles des victimes, qui continuent de lui apporter un soutien de poids. "Le juge Tarek Bitar a dû obtenir une information importante, mais ils ne veulent pas que la vérité soit connue. En tout cas, le juge Bitar est devenu l’un des nôtres", déclarait Rita Hitti, mère d’un défunt. Mais ce soutien va bien plus loin. Une manifestation populaire est prévue devant le Palais de Justice le 29 septembre. Sur les réseaux sociaux, la photo du juge est postée avec la mention "je suis avec toi".
"L’affaire de la double explosion au port de Beyrouth est sacrée", avait déclaré le magistrat en février 2021 lors d’une interview accordée au quotidien libanais L’Orient Le Jour. "C’est désormais une mission dont je suis le garant. Nous avons un devoir envers les victimes de parvenir à la vérité", ajouta-t-il. Une vérité qui semble en gêner plus d’un.
"Et encore une fois, un autre juge sera nommé. Soit il plaira aux dirigeants, soit il subira le même sort que les deux premiers", souligne Ali Mourad.
En effet, avant Tarek Bitar, le juge Fadi Sawan avait été chargé de l’affaire avant d’en être dessaisi en février dernier après l’inculpation de plusieurs responsables. Il a été jugé "partial" en raison de "l’existence d’un intérêt personnel": l’ancien enquêteur habitait dans un quartier qui avait été touché par l’explosion du port. "Avec cet argument absurde, aucun juge ne pourrait faire son boulot, tous les Libanais ont une connaissance qui a été impactée par ce drame", s’insurge l’analyste politique.
Selon lui, la suspension du juge Bitar répondrait également à un calcul politique. "Ils veulent gagner du temps avant les Législatives de l’année prochaine", prévues en mars prochain, pense-t-il.
Le gouverneur de la Banque centrale du Liban dans le viseur de la justice française
"La justice libanaise est forte avec les faibles et faible avec les forts", résume le professeur en droit international. Autre illustration de cette maxime: le cas du gouverneur de la Banque du Liban (BDL). Honni par la population, l’indéboulonnable Riad Salamé, en poste depuis 1993, semble jouir d’une certaine mansuétude judiciaire. Le 15 septembre dernier, la troisième chambre pénale de la Cour de cassation offrait au sulfureux banquier l’immunité face aux poursuites auxquelles il fait face. Entre autres, le détournement de 330 millions de dollars appartenant à la BDL vers sa société immatriculée dans Îles Vierges Britanniques, considérées comme un paradis fiscal.
"L’autorité qui pourrait poursuivre Salamé, c’est une autorité présidée par Salamé lui-même. Des plaintes ont été déposées en Suisse et en France, alors qu’on n’est pas capable de faire poursuivre ce dossier au Liban", assène Ali Mourad.
En effet, les justices helvète et française enquêtent sur Riad Salamé. La Suisse accuse le gouverneur de la Banque centrale du Liban d’avoir blanchi de l’argent depuis 2002. Pour sa part, le Parquet national financier (PNF) français a ouvert une enquête préliminaire en juin dernier pour "association de malfaiteurs" et "blanchiment en bande organisée" contre le banquier libanais. De surcroît, un groupe britannique d’activistes nommé Guernica37 l’accuse d’avoir détourné des milliards de livres libanaises pour les réinvestir dans des actifs financiers en Grande-Bretagne.
"Riad Salamé refuse catégoriquement de tomber. S’il tombe, le Système tombera. Il y a une protection mutuelle au sein de l’élite politique et financière", conclut Ali Mourad.