«J’ai peur de rentrer au travail, de devoir rester seize heures de plus et de me tromper dans l’administration d’un soin ou d’un médicament», s’inquiète Maryline Tremblay, infirmière à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.
«Depuis que deux de mes collègues ont eu un accident de voiture après un énième quart de travail supplémentaire, j’ai peur qu’il m’arrive la même chose», ajoute-t-elle.
L’annonce de la suspension des soignants non vaccinés au Québec pourrait porter un coup fatal au système et mener à des «bris de services», selon les mots du ministre de la Santé Christian Dubé. Après avoir évoqué cette possibilité le 7 septembre dernier, il a assuré tout faire en son pouvoir pour éviter ce scénario et a déclaré, le 18 septembre, que serait déposé un important projet de loi pour tenter de redresser la barre.
Dans la Belle Province, si la première vague de Covid-19 a révélé la fragilité du système de santé en faisant ressortir la pénurie de personnel, celle-ci s’est aggravée pendant la crise. Le manque de professionnels et l’engorgement de certains services ont d’ailleurs fait l’objet d’une attention particulière durant la dernière campagne électorale fédérale.
Bientôt 30.000 travailleurs non vaccinés en moins
Le 15 octobre prochain, tous les travailleurs non vaccinés du système public et du secteur privé seront donc suspendus sans solde. Selon les chiffres disponibles, ce sont près de 30.000 professionnels qui devront abandonner leur poste. Pourtant, d’après le Premier ministre québécois François Legault, il manquait déjà «au moins» 4.000 infirmières dans le réseau provincial le 15 septembre, en plus de plusieurs centaines de préposés.
Vers une véritable catastrophe? Pour les infirmières Maryline Tremblay* et Émilie Godin*, le risque de commettre une erreur dans le cadre de leur travail est devenu très élevé en raison de l’état d’épuisement dans lequel leurs collègues et elles se trouvent. Dans ce contexte, de nombreuses soignantes ont décidé de quitter le système public au lieu de risquer une erreur mettant en péril la santé d’un patient, erreur qui leur vaudrait aussi d’être blâmées par leur ordre professionnel.
«Il manque énormément de gens. Le manque de personnel est devenu la norme: il a fallu s’habituer à travailler avec des équipes réduites. La situation crée beaucoup de frustration car nous n’avons jamais l’impression de pouvoir répondre correctement aux besoins des patients», déplore Émilie Godin, qui est en arrêt de travail en raison de symptômes d’épuisement professionnel.
Et de signaler que «plusieurs des nouvelles infirmières se réorientent pendant que les autres prennent tous les congés qu’elles peuvent».
Vers un partenariat public-privé?
Interrogé par Sputnik, Jean-François Bégin, chirurgien orthopédiste à l’Hôtel-Dieu de Lévis, près de la capitale nationale, estime que le système de santé est désormais «six pieds sous terre». Selon lui, la pandémie de Covid-19 a prouvé hors de tout doute qu’une «profonde réforme du système de santé s’imposait». Un projet qui remonte régulièrement à la surface depuis des dizaines d’années, mais qu’aucun parti au pouvoir n’a voulu concrétiser, en partie par attachement au modèle du Québec, presque encore entièrement public. Les dépenses du secteur représentent d’ailleurs 43% du budget total du gouvernement québécois.
«Nous sommes arrivés au point de devoir organiser, encadrer, légaliser et donner accès à un système de santé privé au Québec. Le système public est le pire employeur imaginable pour ses artisans. Son organigramme est d’une obésité morbide et sa gestion manque de vision», assène-t-il.
«Les planètes sont alignées pour créer un partenariat public-privé et pour offrir aux Québécois le droit et le choix se faire traiter dans le privé», tranche le médecin.
Du personnel non vacciné persiste et signe
Infirmier assistant en chef dans un centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) de la ville de Laval, Jonathan White* se demande même si le but du renvoi du personnel non vacciné ne vise pas «un effondrement interne du système de santé» en vue de sa privatisation.
Lui aussi en arrêt de travail pour traiter son épuisement professionnel, il déplore un grave manque de personnel et estime que les évaluations par le gouvernement de la qualité des soins prodigués sont «biaisées»:
«Lorsqu’il y a une visite ministérielle pour l’évaluation des départements, la date est connue plusieurs mois à l’avance. On nettoie, on ajoute du personnel et on nous rencontre pour nous dicter quoi dire aux inspecteurs. C’est une vraie mascarade. […] En vérité, la qualité des soins est affectée depuis longtemps car le personnel est épuisé», souligne-t-il.
Toujours non vaccinée, l’infirmière Marilyne Tremblay confie à Sputnik qu’elle ne compte pas relever deux fois sa manche avant la date butoir, d’autant que le gouvernement Legault «ne suit aucune logique». «Mon médecin me fournirait sûrement un papier prouvant que je ne peux être vaccinée pour des raisons médicales. Mais je refuse de me rendre jusque-là. Cela irait à l’encontre de mes valeurs car je crois en un choix libre et éclairé. Je refuse de travailler dans un environnement où je ne suis pas respectée», tonne-t-elle.
Pour Jean-François Bégin, il est plus impératif que jamais d’amorcer une profonde réflexion sur l’organisation du système:
«Comme travailleurs de la santé, on nous ordonne à mots couverts de nous taire et de continuer à assister à ce film d’horreur. Nous sommes devant un système désuet, vieux comme la Lune, qui n’a pas su s’adapter et se mettre au diapason de la nouvelle réalité», conclut le chirurgien orthopédiste.
* Les noms ont été modifiés à la demande des intéressés, qui souhaitent conserver l’anonymat.