Mardi 24 août, le ministre algérien des Affaires étrangères Ramtane Lamamra a annoncé la rupture des relations diplomatiques avec le royaume chérifien.
La semaine dernière, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de la Ligue des États arabes au Caire, le chef de la diplomatie algérienne a écarté toute normalisation avec le Maroc, affirmant que la démarche de son pays était une «décision souveraine, définitive et irréversible». Ainsi, il a exprimé son opposition à la programmation de la question de la rupture des relations avec Rabat dans l’ordre du jour de la réunion ministérielle, refusant toute initiative de médiation visant à rétablir les relations entre les deux États.
Que penser de la nouvelle escalade entre les deux pays? Comment situer les responsabilités entre les deux pays dans l’état actuel de leurs relations bilatérales? Y a-t-il un risque de guerre entre les deux États? Que cherchent les autorités algériennes en fermant la porte à toute médiation?
Par ailleurs, comment juger la politique de Paris dans la région? La France ne pourrait-elle pas peser de son poids pour résoudre le problème du Sahara occidental? Quelle voie de sortie peut-on envisager à cette crise?
S’étant souvent exprimé sur les questions algéro-marocaines, Sputnik a sollicité Noureddine Boukrouh, ex-ministre algérien de l’Industrie puis du Commerce, analyste politique et auteur, pour répondre à ces questions. Pour lui, «la France pourrait jouer un rôle déterminant pour débloquer la situation et résoudre une bonne fois pour toutes le conflit du Sahara occidental, qui bloque la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA)».
Une chronologie de griefs
«La mésentente entre le Maroc et l’Algérie remonte à l’indépendance, lorsque le Maroc, refusant de reconnaître l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, a envahi militairement l’Algérie, déclenchant ce qu’on a appelé la guerre des Sables [en 1963, soit une année après l’indépendance de l’Algérie, ndlr]», affirme M.Boukrouh.
Et d’ajouter que «le deuxième sujet de discorde entre le Maroc et l’Algérie remonte à 1976, après l’invasion du Sahara occidental par le Maroc. L’Algérie partage avec le Sahara occidental une frontière de 43 kilomètres que des dizaines de milliers de Sahraouis ont franchie entre 1975 et 1979 pour fuir l’occupation marocaine. L’Algérie a pris fait et cause pour le Sahara occidental après que la Cour internationale de justice relevant de l’Onu a rendu un arrêt en faveur de l’autodétermination du peuple sahraoui. Quand l’Algérie a reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD) proclamée par le Front Polisario, le Maroc a réagi par la rupture des relations diplomatiques avec elle jusqu’en 1988. À l’époque, des escarmouches ont opposé des unités militaires des deux pays [Amgala I et II, en 1976, ndlr], mais ce furent les premières et les dernières».
Dans le même sens, il rappelle qu’«en 1994, un attentat terroriste eut lieu à Marrakech que le Maroc se hâta d’imputer à l’Algérie et dont il tirera prétexte pour interdire l’entrée des Algériens au Maroc. L’Algérie répliqua par la fermeture de ses frontières terrestres avec le Maroc qui dure à ce jour».
La nouvelle escalade entre les deux frères ennemis est intervenue en août dernier en deux temps: la première avec la déclaration officielle de l’ambassadeur du Maroc à l’Onu dans laquelle il a insinué que le Maroc verrait désormais dans la région de Kabylie un «territoire non-autonome» éligible à l’indépendance. La deuxième avec les propos tenus à Rabat quelques jours plus tard par le ministre israélien des Affaires étrangères selon lesquels l’Algérie était un allié de l’Iran.
«L’Algérie a demandé des explications au Maroc sur ces deux incidents, mais l’État marocain n’a pas pris ses distances avec ces provocations», précise-t-il, soulignant que «ça l’a poussé à rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc».
Rabat tire-t-il argument de l’existence du MAK?
Les autorités algériennes ont été estomaquées de voir le Maroc comparer le Sahara occidental à la Kabylie et tous les Algériens l’ont été également.
À ce titre, Noureddine Boukrouh s’interroge: «Pourquoi ne pas l’avoir fait au moment de la guerre des Sables en 1963, par exemple, et attendu août 2021 pour découvrir que la Kabylie a été une nation autonome par le passé? C’est vrai que le Maroc peut tirer argument de l’existence du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) que personne en Algérie ou ailleurs ne prend au sérieux, mais le rapprochement avec la question du Sahara occidental n’est rien d’autre qu’une provocation».
Néanmoins, selon lui, «il est très peu probable qu’un risque de guerre provienne de l’un des deux pays qui n’y ont rien à gagner, mais tout à perdre. Cependant, à l’aune des nouveaux équilibres et des luttes d’influences géostratégiques dans la région, notamment entre les États-Unis et Israël, d’un côté, et l’Europe, dont la France, de l’autre, le risque de glissement vers un conflit militaire est possible».
Et de constater que «les pays du Maghreb sont maintenant tous déstabilisés quand on prend en considération ce qui se passe en Tunisie, qui vient de perdre son exemplarité, et les nouveaux développements en Libye, qui menacent d’éloigner l’échéance du retour à la paix. L’Algérie et le Maroc ressemblent un peu à l’Allemagne et la France du XIXe siècle, dressées l’une contre l’autre par une rivalité rageuse et insensée qui a duré un siècle et demi: de la bataille de Iéna, gagnée par Napoléon Ier en 1806, à la revanche de Sedan, remportée par Bismarck en 1870 où Napoléon III fut fait prisonnier et l’Alsace-Lorraine annexée par l’Allemagne, et de la Première Guerre mondiale à la Seconde qui en fut la revanche».
«La France avait le poids nécessaire pour résoudre le problème»
Pour M.Boukrouh, «la France avait le poids nécessaire pour résoudre le problème du Sahara occidental à sa naissance, avant qu’il ne prenne la complexité qui le caractérise aujourd’hui où la facture d’une solution sera plus lourde à payer qu’entre les années 1975 et 1979. Elle ne l’a pas fait, car elle ne voulait pas d’un nouvel État au Maghreb».
Et d’expliquer que «sa position n’a pas varié depuis que le Président Giscard d’Estaing a soutenu militairement la Mauritanie et le Maroc contre le Front Polisario. S’il n’avait pas envoyé des troupes et des avions sur le terrain entre 1978 et 1979, le Polisario aurait conquis au moins la moitié du Sahara occidental, ce qui aurait constitué pour lui un "home" où exercer sa souveraineté et, à partir de là, négocier un modus vivendi avec le Maroc».
La France continue, sur le plan multilatéral, au sein du Conseil de sécurité de l’Onu, «à soutenir le Plan d’autonomie proposé par le Maroc sans pouvoir l’imposer, et à soutenir Rabat sur le plan bilatéral où elle est plus proche de lui que d’Alger sur tous les sujets».
«Un Maghreb en guerre ne lui profitera pas»
Enfin, l’interlocuteur de Sputnik rappelle que «l’Assemblée générale de l’Onu est majoritairement en faveur du référendum d’autodétermination, mais elle ne peut imposer sa décision au Conseil de sécurité à cause du dissensus qui prévaut entre ses membres. La mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental (MINURSO) chargée de la préparation du référendum est maintenue en activité sur place, mais le Front Polisario et le Maroc sont en désaccord sur les listes électorales depuis près d’un demi-siècle».
Pour résoudre la question sahraouie, il estime qu’il «est nécessaire de revenir à l’instant de la signature de l’Accord d’Alger en août 1979 entre la Mauritanie et la RASD aux termes duquel cette dernière a renoncé à sa souveraineté sur la partie du territoire sahraoui que lui avait attribuée l’Accord de Madrid signé en 1975 en même temps que le Maroc et l’Espagne. Elle a rétrocédé ce territoire à la RASD et non au Maroc qui a commis, en l’envahissant militairement, une deuxième invasion pour s’emparer d’un territoire sous souveraineté mauritanienne avant sa rétrocession au Front Polisario. La première invasion (1975) et la seconde (1979) relèvent de deux logiques juridiques n’ayant rien à voir l’une avec l’autre à part le fait d’être toutes les deux illégales, contraires au droit international».
Et de conclure: «Parler d’une médiation et d’un rôle possible de la France, voici une idée, un sujet, une nouvelle piste pouvant donner lieu à des échanges ou des rencontres entre les trois pays (Algérie-France-Maroc) pour tenter de débloquer la situation. La France a une part de responsabilité dans ce qui s’est passé au Sahara occidental entre 1975 et 1979 où elle a été un acteur, et par conséquent dans l’état des relations entre l’Algérie et le Maroc. Ayant été partie prenante, elle pourrait contribuer à la recherche d’une solution régionale. Un Maghreb déstabilisé, ruiné et en guerre, ne lui profitera absolument pas».