Après plusieurs décennies de tension, notamment après 1994, l’Algérie a annoncé le 24 août sa décision de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc. Lors d’une conférence de presse tenue le même jour à Alger, le chef de la diplomatie algérienne, Ramtane Lamamra, a justifié la décision de son pays en avançant plusieurs griefs, remontant jusqu’à la guerre des Sables de 1963, que l’Algérie reproche au royaume chérifien.
Bien que le bruit court déjà depuis plusieurs mois, la prochaine victime de la rupture des relations entre les deux pays est l’accord gazier bilatéral qui permet l’acheminement du gaz algérien vers l’Espagne, via le gazoduc traversant le territoire marocain Gazoduc Maghreb Europe (GME). En effet, il est quasiment sûr que l’accord qui arrive à terme le 31 octobre ne sera pas renouvelé par les autorités algériennes, selon des sources diplomatiques citées par le site d’information Tout sur l’Algérie (TSA). Le ministre algérien de l’Énergie, Mohamed Arkab, a rassuré le 26 août l’ambassadeur d’Espagne à Alger, Fernando Morgan, que l’approvisionnement sera assuré via le gazoduc Medgaz, reliant directement les deux pays. Ceci va certainement impacter l’économie marocaine, avec toutes les complications que cela va engendrer dans toute la région.
Dans ce contexte, près de 300 intellectuels et activistes politiques, algériens et marocains, ont signé un appel, invitant les autorités des deux pays à la raison, à la désescalade et à la construction d’un avenir harmonieux et fraternel commun.
Quel impact aura la rupture des relations sur les économies des deux pays et de toute la région maghrébine et sahélo-saharienne? Cette situation pénalise-t-elle la coopération euro-méditerranéenne, dans un contexte de bouleversement des rapports de forces mondiaux, à l’image de ce qui se passe en Afghanistan? Que faire pour apaiser la situation et ouvrir une phase de paix et de prospérité?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le professeur Mehdi Lahlou, économiste marocain, chercheur à l'Institut national de statistique et d'économie appliquée (INSEA) de Rabat et spécialiste en préservation et gestion des ressources hydriques. En tant que signataire de l’appel, il estime que «la situation actuelle est suicidaire non seulement pour les deux pays, mais pour toute la région maghrébine et sahélo-saharienne, ainsi qu’à la coopération au sein du bassin méditerranéen».
«Sortir de la cage idéologique de la géopolitique»?
«La coopération économique et les échanges commerciaux entre l’Algérie et le Maroc sont quasiment nuls depuis des décennies, pénalisant les deux pays et toute la région du Maghreb de près de trois points de croissance chaque année, selon les évaluations de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI)», affirme le professeur Lahlou, soulignant que «cette situation affecte également l’Union européenne (UE) et la région sahélo-saharienne qui essuient un énorme manque à gagner sur tous les plans. En effet, le blocage du développement du Maghreb impacte directement les pays du Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad), ce qui aggrave la pauvreté dans un contexte de grave sécheresse qui frappe ces pays, provoquant d’énormes mouvements et flux migratoires notamment vers le sud de l’Europe».
Et d’ajouter que «le non-renouvellement de l’accord relatif à l’approvisionnement en gaz de l’Espagne (30% de sa consommation annuelle) via le GME va pénaliser l’économie marocaine, en la privant d’environ 7% de sa consommation en gaz par an, soit 700 millions de mètres cubes, utilisée essentiellement dans les centrales électriques, et d’une taxe de transit de près de 58 millions d’euros annuellement. Ceci intervient alors que l’endettement extérieur du royaume chérifien avoisine les 100% du PIB».
Dans le même sens, l’expert rappelle que «l’économie algérienne est également dans une situation difficile, depuis la chute du prix du pétrole en 2014, en raison de sa dépendance à environ 98% des exportations en hydrocarbures. Depuis l’indépendance, en dépit de tout ce que l’Algérie a réalisé en termes d’éducation et de politique sociale, elle n’a pas réussi à diversifier son économie qui reste dépendante des importations à un très haut niveau».
Ainsi, il estime qu’en partant de ce constat «peu élogieux au regard de la situation dans le Maghreb et le Sahel, il est temps de faire preuve de plus d’intelligence et de bon sens et dépasser tous les points litigieux, afin de sortir de la cage idéologique de la géopolitique en faisant de la politique. Il faut déchirer la camisole de force et regarder l’avenir et l’intérêt de tous les peuples maghrébins et sahéliens».
«Initiative de développement stratégique»
En pleine guerre froide entre les deux blocs est et ouest, le Président américain Ronald Reagan a avancé en mars 1983 l’idée d’un bouclier antimissile conjoint entre les États-Unis et l’Union soviétique (URSS), basé sur l’utilisation de lasers géants et d’armes à faisceaux de particules dirigées. Le but était, selon les concepteurs de ce projet intitulé Initiative de défense stratégique (IDS) que les médias ont surnommé la «guerre des étoiles», de rendre caduques tous les missiles intercontinentaux armés d’ogives thermonucléaires, dont les deux pays avaient des stocks de quoi faire exploser plusieurs fois la planète. En effet, la doctrine géopolitique de l’équilibre de la terreur, ou encore de la destruction mutuelle assurée, était arrivée à son paroxysme et devenue très coûteuse en termes économiques et financiers, pénalisant le développement humain et mettant en danger existentiel toute l’humanité.
Néanmoins, selon l’interlocuteur de Sputnik, «l’idée n’était pas uniquement de neutraliser les armes nucléaires, mais de mettre en synergie les énergies et les capacités scientifiques et technologiques de ces deux grandes nations pour surtout valoriser le chemin qui serait parcouru, avec toutes les répercussions sur leur développement physique mutuel et celui de tous les pays du monde. En effet, en neutralisant le foyer de tension, il serait possible de trouver des moyens nouveaux de vivre ensemble par-dessus la vision limitée de la géopolitique. À ce titre, l’exemple de la coopération spatiale entre les États-Unis, la Russie, l’UE, la Chine et l’Inde et ses répercussions à tous les niveaux est édifiant».
Dans le même sens, le professeur Lahlou affirme que «peu importe les raisons et les personnes qui ont fait échouer cette initiative, le résultat est qu’en 1991, l’URSS s’est effondrée, laissant un vide énorme dans lequel a émergé une nouvelle logique de guerre sans fin, ayant conduit à la destruction de beaucoup de pays, dont l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Libye et le Yémen. Ceci en plus d’une crise économique et financière mondiale, semblable à celle de 1929 qui a créé les conditions de la Seconde Guerre mondiale, qui menace à nouveau la paix dans le monde».
Ainsi, «nous adhérons, comme beaucoup d’intellectuels, à l’idée d’une Initiative de développement stratégique (IDS), à l’image de celle de Reagan, mais avec la ferme détermination de mettre tous les efforts, sacrifices et moyens pour qu’elle devienne une réalité au Maghreb, au Sahel et dans le bassin méditerranéen. À défaut, ça serait à Dieu ne plaise, la porte grande ouverte vers le chaos».
En conclusion, «Espoir»?
Enfin, Mehdi Lahlou s’interroge: «Qui peut affirmer que ce qui sépare l’Algérie et le Maroc est plus profond que ce qui séparait les États-Unis de l’URSS durant la guerre froide? Les Algériens et les Marocains ont-ils un passé houleux comme celui des peuples européens, qui ont mis tous leurs différends de côté en se lançant dans la construction d’une union économique et commerciale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale? Rien de tout cela!»
«Au contraire, nous avons un énorme avenir à construire ensemble, comme rêvé par nos aïeux qui ont lancé en 1926 en France l’Étoile nord-africaine, le premier mouvement nationaliste et indépendantiste maghrébin. Les domaines de coopération sont divers et variés: l’énergie, l’eau, l’environnement, les transports en commun à grande vitesse, l’industrie, l’agriculture, l’éducation et la recherche scientifique et technologique, le tourisme, en plus de la sécurité et la défense», conclut-il, évoquant «l’exemple de la sonde martienne Hope (Espoir) envoyée par les Émirats arabes unis. La jeune équipe d’ingénieurs spatiaux émiratis a associé plusieurs pays arabes à son projet, promettant de partager ses résultats avec tout le monde, dans le même esprit de l’IDS, en se concentrant sur les retombées économiques de tout ce qui serait fait au cours du chemin. C’est ce même futur que nous rêvons de donner aux enfants du Maghreb, du Sahel et de l’Afrique, et nous appelons toutes les bonnes volontés à participer activement à ce mouvement, qu’au moins la Chine, la Russie et l’Inde sont prêtes à accompagner».