«Les Chinois se moquent du chaos provoqué par le retrait d’Afghanistan, qui ridiculise la puissance américaine, ce qui démontre l’échec de toute tentative d’imposer des régimes politiques à d’autres régions et peuples», tance d’emblée Jean-Paul Tchang, cofondateur de la Lettre de Chine.
Pourtant, Pékin n’en reste pas moins vigilant: «il sait que ce retrait implique des initiatives stratégiques plus importantes des États-Unis en Extrême-Orient». Du côté chinois, la prudence est donc de mise: dégagé du bourbier moyen-oriental, l’Oncle Sam a désormais les mains libres.
Marquant la fin de l’engagement américain, l’allocution du 31 août de Joe Biden n’a pas manqué de souligner la «rude compétition» qui se joue actuellement entre Washington et Pékin. Pour Eugène Berg, ancien ambassadeur français, il est clair que le locataire de la Maison-Blanche souhaite se «concentrer sur la Chine, son véritable opposant, qui met en cause son hégémonie et sa force économique». Et celui-ci de poursuivre: «l’Amérique a toujours besoin d’un ennemi, comme elle avait l’URSS, pour exister».
Biden souhaite se «concentrer sur la Chine»
Et cela, les Chinois le savent pertinemment, explique Jean-Paul Tchang, qui a travaillé pour plusieurs entreprises européennes en Chine. Selon lui, Pékin est même persuadé que la rhétorique antichinoise est calculée en vue des «élections des mid-terms [élections de mi-mandat, ndlr] l’année prochaine» aux États-Unis. Pour des questions de politique intérieure, Biden continuera, à l’en croire, de «faire gratuitement de la Chine un ennemi, comme Trump l’avait fait».
Même son de cloche chez Kamala Harris, dont la tournée à Singapour et au Vietnam fin août laisse peu de doute quant au virage stratégique américain. Le Global Times, quotidien chinois anglophone, a même vu dans cette tournée diplomatique américaine un effort afin de rassurer les alliés régionaux de Washington face à sa perte de crédibilité dans le désastre afghan. La vice-Présidente en a profité pour accuser les autorités chinoises d’intimider leurs voisins et de saper l’ordre international, notamment en mer de Chine du Sud. Une diatribe que Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, n’a pas laissé passer. Les États-Unis, a-t-il rétorqué, peuvent «lancer arbitrairement une intervention militaire dans un État souverain», mais aussi «diffamer, réprimer, contraindre et intimider» afin d’asseoir leur «hégémonie».
Redéploiement des troupes US face à la dissuasion chinoise
C’est pourtant un théâtre stratégique différent qui attend les États-Unis dans l’Indopacifique, prévient Jean-Paul Tchang. La réalité militaire est évidemment radicalement différente des conflits asymétriques, où les GI’s se retrouvent confrontés à des mouvements terroristes ou de guérilla:
«Un conflit avec la Chine, ce n’est pas la même chose qu’un conflit avec les talibans*. Soyons sérieux, nous parlons de deux puissances nucléaires. Il est clair que toute confrontation qui outrepasserait les lignes rouges tracées risque d’avoir des conséquences incalculables.»
Pour l’heure, Washington avance simplement ses pions. Relancé par Donald Trump, le Quad (Quadrilateral Security Dialogue, qui réunit l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis) a été renforcé par Joe Biden. Après des exercices militaires communs dans le golfe du Bengale en novembre, le Président américain a organisé le 12 mars son premier sommet multilatéral. Et la déclaration commune des quatre dirigeants en dit long sur leur ambition de contenir à tout prix l’Empire du Milieu. Ils y affirment la volonté affichée de promouvoir une région indopacifique «libre et ouverte», de «soutenir l’État de droit», «la liberté de navigation» et la «sécurité maritime», notamment en mer de Chine méridionale et orientale.
En parallèle, la diplomatie américaine a entamé à Tokyo une tournée asiatique se terminant à New Delhi. Perçu comme une mini-Otan, notamment par le sinologue Pierre-Antoine Donnet, le Quad se montre particulièrement préoccupé par la montée en puissance militaire et politique de la Chine. Déjà très impliqués dans l’Indopacifique avec 375.000 militaires et personnel civil, les États-Unis ont donc annoncé vouloir augmenter rapidement leurs effectifs à la suite de leur départ d’Afghanistan.
Pas de quoi inquiéter pour l’heure les Chinois, estime Jean-Paul Tchang. Depuis plus d’une quinzaine d’années, la stratégie de développement militaire chinois a consisté à créer une «supériorité militaire locale absolue» capable de dissuader «une intervention étrangère».
Supériorité numérique chinoise Vs supériorité technologique US
Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires chinoises ont atteint 252 milliards de dollars en 2020, soit les deuxièmes au monde après les dépenses américaines, qui s’élèvent à 778 milliards. Et la marine militaire chinoise devance même en nombre les 293 vaisseaux de l’US Navy, avec 350 bâtiments. Multipliant les incursions dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de Taïwan, l’armée de l’air chinoise renforce en outre sa pression sur l’île considérée dissidente par Pékin.
«Les Chinois sont aujourd’hui persuadés qu’ils ont la maîtrise stratégique dans le détroit de Taïwan et aux alentours. Ils ont une telle supériorité locale, avec la marine, l’aviation et l’artillerie! Pour eux, c’est un gage de dissuasion pour éviter une opération étrangère et empêcher les indépendantistes d’aller plus loin. Ils se sont construit une garantie militaire qui leur permet de rester relativement sereins.»
Une maîtrise stratégique qu’il s’agit pourtant de nuancer. Hugues Eudeline, ancien commandant de sous-marin et spécialiste de la Chine maritime, soulignait devant les caméras de Sputnik que la flotte chinoise ne serait puissante qu’à l’orée des années 2040. Si les rapports de force numériques s’inversent actuellement, les Américains conservent encore la supériorité technologique et l’expérience du combat. Mais pour combien de temps?
*Organisation terroriste interdite en Russie.