Du 25 au 28 juillet, le secrétaire d’État adjoint par intérim américain aux affaires du Proche-Orient, Joey Hood, s’est rendu en Algérie, où il s’était notamment entretenu avec le ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra, puis au Maroc où il a rencontré le chef de la diplomatie du royaume chérifien, Nasser Bourita.
Outre les questions bilatérales et d’intérêts communs, à l’instar de la situation sécuritaire au Sahel et du dossier de la crise libyenne, le conflit au Sahara occidental a été au centre des discussions entre le diplomate américain et les responsables algérien et marocain. Depuis l’arrivée de la nouvelle administration américaine, la question du maintien ou non de la déclaration, du 10 décembre 2020, de Donald Trump, reconnaissant la marocanité du Sahara occidental, revient avec insistance à chaque rencontre avec un responsable du département d’État.
En effet, la même déclaration de M.Hood, à Alger ou à Rabat, a été interprétée différemment par la majorité des titres des journaux des deux pays, à leur tête les agences de presse officielles.
Qu’a dit réellement Joey Hood à l’issue de ses rencontres avec M.Lamamra et M.Bourita? Les États-Unis vont-ils continuer dans le sens de la déclaration de Trump où, au contraire, ils ont décidé de faire marche arrière? Comment interpréter la position de l’administration Biden et quels sont ses nouveaux jalons?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le professeur Carlos Ruiz Miguel, directeur du Centre d’études sur le Sahara occidental de l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne, et le docteur Soulaimane Cheikh Hamdi, expert mauritanien en sécurité internationale, notamment au Sahel, et auteur de plusieurs contributions sur la question sahraouie.
Une position «incompatible avec l’engagement US»
«À mon avis, il y a clairement un pas en arrière des États-Unis», affirme le professeur Ruiz Miguel.
Et de rappeler «l’accord tripartite conclu et signé le 22 décembre 2020, à Rabat, [par les États-Unis représentés par Jared Kushner, conseiller et beau-fils de Trump, le Premier ministre marocain Saad Dine El Otmani et le directeur israélien de la Sécurité nationale Meir Ben Shabbat, ndlr], relatif au rétablissement officiel des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël».
Quand on examine attentivement le texte de cet accord, «il est clairement indiqué que les Américains reconnaissaient "la supposée" souveraineté du royaume chérifien sur le Sahara occidental», indique-t-il, soulignant que «les États-Unis se sont engagés à faire tout le nécessaire pour que cette souveraineté soit reconnue et admise par la communauté internationale».
À ce titre, selon l’expert, «la déclaration de M.Hood, affirmant officiellement que son pays soutenait "un processus politique crédible dirigé par l’Onu et accepté par les deux parties" pour le règlement du conflit sahraoui et appelant à la nomination d’un nouvel envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies à cet effet, est complètement incompatible avec l’engagement américain de soutien à la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Ceci, outre le fait que la proclamation de Trump n’est toujours pas officiellement abrogée».
Le «Maroc n’a pas tenu ses engagements»
Dans ce sens, Carlos Ruiz Miguel rappelle la dernière partie du texte de l’accord tripartite du 22 décembre 2020. «Le Maroc, les États-Unis et Israël ont convenu de s’engager à respecter pleinement les éléments contenus dans la déclaration finale et à promouvoir et défendre cette dernière. Les trois pays ont décidé que partie était tenue de mettre pleinement en œuvre ses engagements et d’identifier d'autres actions avant fin janvier 2021. Enfin, ils se sont engagés à agir en conséquence aux niveaux bilatéral, régional et multilatéral».
Ainsi, «il est clair que le Maroc n’a pas respecté ses engagements publics, sans parler éventuellement de ceux qui pourraient être non publics», explique le professeur Ruiz Miguel, soulignant que «l’accord dit sans équivoque que les deux pays doivent rétablir entièrement les relations diplomatiques avant fin janvier 2021, ce qui supposait ouvrir des ambassades dans les deux capitales et nommer des ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires. Or, «cela ne s’est pas fait, alors que nous sommes à la fin du mois de juillet. Donc, par réciprocité, les États-Unis ont revu également leurs engagements par rapport à cet accord, dont celui d’ouvrir un consulat dans la ville de Dakhla, dans le territoire du Sahara occidental contrôlé par le Maroc», conclut-il.
Israël, peut-il vraiment être un appui au Maroc?
Pour le docteur Soulaimane Cheikh Hamdi, la déclaration de Trump de décembre 2020 «est encore loin de faire l’unanimité parmi les grandes puissances qui vont décider du sort du Sahara occidental au Conseil de sécurité, ce qui pèse également sur la position des États-Unis qui voient dans l’arrivée notamment de la Chine, de la Russie et de l’Inde au Maghreb et en Afrique en général un danger pour leurs intérêts».
Et d’expliquer que «dans ce jeu géopolitique et géostratégique, qui va certainement impacter le Maghreb, le Sahel et l’Afrique entière, déterminé par les tendances lourdes insufflées par les grandes puissances mondiales, Israël n’a ni le poids, ni la force, ni les moyens nécessaires pour peser au côté du Maroc dans cette question du Sahara occidental. Il suffit de remonter un peu le temps jusqu’en 2006 pour s’en convaincre. En effet, cinq ans avant le début du "printemps arabe", l’armée israélienne a été tenue en échec par le Hezbollah qui mit fin à la légende de l’invincible Tsahal. Cette faiblesse d’Israël s’est confirmée d’une façon on ne peut plus claire à l’issue de 10 ans de guerre en Syrie, suite au "printemps arabe" dont il a été l’un des parrains».
«Non seulement tous ses plans ont échoué dans la région, mais l’agression de la Syrie a ouvert la porte à l’arrivée de l’armée russe au Levant, à la demande des autorités syriennes, où elle a déployé des systèmes de missiles, notamment les S-300 et les S-400, qui mettent l’armée israélienne dans de très grandes difficultés. Alors, Tel Aviv n’a pas réussi à s’imposer dans son espace vital, au point où il apparaît qu’il commence à abandonner son projet du grand Israël, avec le début des négociations avec le Liban sur la détermination des frontières maritimes et probablement, dans les prochains, avec la Syrie sur le Golan, ce n’est pas au Maghreb où il pourrait avoir une influence, sachant que l’Algérie est un allié stratégique des Russes et des Chinois». Dans ce sens, l’expert «estime que le Maroc se trompe de calcul en misant sur une probable aide israélienne sur ce dossier». Et de rappeler que «la justice espagnole a classé la plainte contre Brahim Ghali, dans un contexte où le Maroc a tourné le dos à l’Union européenne, à l’Espagne et à l’Allemagne, renforçant ainsi son isolement».
Quid des enjeux internes aux USA?
Par ailleurs, le docteur Cheikh Hamdi estime que «le Président Biden est également obligé de trouver un équilibre entre les différents centres de décision aux États-Unis, dont les néoconservateurs, contrairement ce qu’a fait Trump qui a complètement penché du côté des cercles pro-israéliens, d’où les accords d’Abraham».
À cet effet, il rappelle «les positions répétées de John Bolton [un néoconservateur notoire, ndlr], l’ex-conseiller à la sécurité nationale de Trump. En effet, il a affirmé dans une tribune publiée en décembre 2020 dans la revue Foreign Policy, suite à l’intervention le 13 novembre de l’armée marocaine au passage frontalier de Guerguerat, situé dans la zone tampon démilitarisée du sud du Sahara occidental, que le Maroc a passé près de trois décennies à empêcher le référendum d’autodétermination du peuple sahraoui d’avoir lieu. M.Bolton a également averti que le Front Polisario était à un moment crucial, et il serait pleinement justifié s’il choisissait de retourner sur le champ de bataille. Les États-Unis, qui cherchent à retirer leurs soldats d’Afghanistan et d’Irak, réfléchiront à deux fois avant de déstabiliser le Maghreb où l’Otan pourrait avoir de sérieux problèmes».
En conclusion
Enfin, dans ce contexte, l’interlocuteur de Sputnik juge que «le seul moyen dont disposent les pays du Maghreb pour s’en sortir de façon sûre, viable et durable, en instaurant la paix et le développement, est de créer un bloc politico-économique régional, à même de leur permettre de négocier leur place dans le monde».
Il s’agit, selon lui, «de sceller des accords de création d’un ensemble financier, économique, politique et pourquoi pas de défense commune, intégrant de manière harmonieuse et complémentaire toutes les économies maghrébines. En s’élargissant le moment venu, aux économies de la CEDEAO, pour créer un ensemble de huit pays ayant un marché commun de près de 200 millions de consommateurs où il n’y aurait plus besoin de frontières».
«On pourrait créer une Banque de développement maghrébine commune et entamer un chemin sûr, mais évidemment compliqué, vers des partenariats stratégiques à même de sécuriser ces pays par rapport à tout danger et sceller une alliance politique permettant la résolution de tous les conflits régionaux, dont celui du Sahara occidental», renchérit-il. Cependant, «malheureusement, les dirigeants maghrébins ne veulent pas entendre cet appel de raison, préférant continuer à financer leurs machines de guerre au détriment du financement des besoins de tous ordres de leurs citoyens», conclut-il.