À l’instar de tous les pays du monde, l’impact sur l’économie de la crise de Covid-19, qui a succédé à celle des subprimes en 2008, en étant d’une ampleur et d’une portée inégalées, a gravement plombé les économies des pays du Maghreb.
Pour financer le plan de soutien à la relance économique, la Banque d’Algérie vient d’annoncer un programme de financement non conventionnel qui consiste en la création de 2.100 milliards de dinars (15 milliards de dollars, soit un peu plus que 10% du PIB du pays), à partir du 1er juillet 2021. Ce programme spécial de refinancement «consiste en des opérations de cession temporaire d’apports de liquidités effectuées à l’initiative de la Banque d’Algérie. Ces opérations portent sur des échéances de 12 mois, renouvelables à deux reprises», indique le règlement régissant ce programme publié au Journal officiel numéro 49 de la République algérienne.
Quels risques comporte cette opération sur l’économie du pays? L’Algérie risque-t-elle une hyperinflation? Cette opération est-elle le prélude d’un retour à l’endettement extérieur? L’Algérie sera-t-elle à nouveau soumise aux conditions du Fonds monétaire international (FMI), tant redoutées par l’ensemble des Algériens, y compris les autorités?
Par ailleurs, les banques centrales du Maroc et de Tunisie seront-elles tentées de suivre l’exemple de leur consœur algérienne? Que faire pour relancer de manière soutenue les économies maghrébines?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Pr Mehdi Lahlou, expert et chercheur marocain en économie à l'Institut national de statistique et d'économie appliquée (INSEA) de Rabat. Il estime que «le danger inflationniste (voir hyperinflationniste) est très réel, surtout au cas où l’opération en question sert au financement de dépenses de fonctionnement de l’Etat, ou encore pour l’achat par le gouvernement d’une sorte de paix sociale» et que si ces pays «veulent s’en sortir, ils n’ont d’autre choix que de s’unir pour créer un ensemble régional fort, intégrant harmonieusement leurs économies nationales».
Créer de l’argent, pour quoi faire?
«Nous avons déjà eu ce débat au Maroc au lendemain de la décision de la Banque centrale européenne d’affecter des centaines de milliards d’euros en soutien aux économies des pays de l’Union européenne», affirme le Pr Lahlou. «J’ai fait partie de ceux qui étaient sceptiques dans la duplication d’une approche similaire au Maroc, pour plusieurs raisons, et notamment pour le motif essentiel que nous n’avons pas une Banque centrale maghrébine pour nous soutenir ».
Dans le cas de l’Algérie, «créer ex nihilo l’équivalent de 15 milliards de dollars, pour une économie qui vit de l’importation [environ 75% de ces besoins en denrées alimentaires, ndlr] et dont la production locale ne participe aux exportations du pays que dans une très faible proportion, comporterait des dangers certains si les autorités ne font pas attention à certaines exigences qui devraient conditionner cette opération».
En effet, pour M. Lahlou, si «la monnaie créée est destinée à financer le budget de fonctionnement de l’État, dont 70% sont constitués de salaires, il est clair que d’ici une année ou deux il se produira une forte inflation qui pourrait détruire le pouvoir d’achat des Algériens des classes moyennes et pauvres et laminer leur épargne, dans le cas où celle-ci existe, du fait qu’il n’y aurait pas de production de biens et de services équivalente à la masse de monnaie qui aura été injectée dans l’économie».
A contrario, poursuit notre expert, «si les 15 milliards de dollars convenus sont injectés dans des programmes de développement dans l’industrie, l’agriculture et/ou dans des infrastructures sociales et économiques (écoles, routes, hôpitaux, laboratoires, etc.) générateurs de richesses et d’emplois, ce financement non conventionnel mènera à une croissance réelle du pays à quelques conditions. A cela devrait s’ajouter la mise en place d’un mécanisme viable de récupération de ces capitaux par la Banque d’Algérie, l’assèchement du marché parallèle et une fiscalité performante et, surtout, juste. Et elle serait véritablement efficiente, si elle vraiment juste. C’est-à-dire, si elle prenait beaucoup plus aux plus riches plutôt aux catégories sociales les moins nanties».
Que peuvent décider Rabat et Tunis?
Pour ce qui du Maroc, le Pr Lahlou indique que «le gouverneur de Bank Al-Maghrib [la Banque centrale du Maroc, ndlr], qui selon le statut de cette institution jouit d’une certaine autonomie, s’est fixé comme objectif de protéger le pouvoir d’achat de la monnaie nationale, le Dirham, soit donc le pouvoir d’achat des Marocains – surtout dans une situation où les salaires et les revenus des catégories sociales inférieures ou intermédiaires sont le plus souvent bloqués - et non la création d’une inflation, même contrôlée, pour relancer l’économie». Ce qui n’interdit, bien évidemment, le recours à la baisse du taux directeur de la même institution, et aussi à un contrôle plus ferme des banques commerciales et d’investissement, pour rendre les crédits plus accessibles et moins coûteux, aussi bien pour des dépenses de consommation et d’équipements des ménages, que pour des investissements.
Ainsi, «pour l’instant, cette éventualité de financer la relance économique dans le pays par la planche à billets n’est pas envisagée».
Concernant la Tunisie, l’interlocuteur de Sputnik considère que ce pays «n’a tout simplement pas, d’un point de vue économique et financier, à l’heure qu’il est, les capacités à même de lancer une opération de relance via un financement non conventionnel». A moins d’avoir une aide, non conditionnelle de l’Union européenne. Etant donné que le soutien financier qatari, dont on parle ces derniers jours dans le pays, risque d’être perçu comme une ingérence dans la sphère politique nationale. Le Qatar étant, de notoriété publique, d’abord un grand soutien d’Ennahdha.
À ce titre, Mehdi Lahlou estime, par ailleurs, que si «le gouvernement algérien opte uniquement pour la relance de la consommation à court terme en sacrifiant le long terme, l’issue de cette opération sera de conduire à des ajustements structurels très douloureux sous l’égide du FMI, condition indispensable pour revenir sur les marchés financiers internationaux, en vue d’y rechercher des emprunts, alors que le pays s’est targué voilà quelques années d’avoir pu rembourser par anticipation sa dette antérieure, ou une grande partie de cette dette».
Que peuvent faire les pays du Maghreb?
Dans ce contexte, le Pr Lahlou avance que «le seul moyen dont disposent les pays du Maghreb pour s’en sortir de façon sûre, viable et durable, est de créer un bloc politique régional. L’objectif étant aussi de sceller des accords de création d’un ensemble financier, économique, politique et pourquoi pas de défense commune, intégrant de manière harmonieuse et complémentaire toutes les économies maghrébines. En s’élargissant le moment venu, aux économies de la CEDEAO ».
À ce propos, l’expert juge que «durant les années de pouvoir de l’ex-Président algérien déchu Abdelaziz Bouteflika, l’Algérie a eu les moyens financiers et la position politico-économique pour débloquer l’Union du Maghreb arabe (UMA) et relancer sa construction».
«Osons ce scénario. L’Algérie a dépensé, de l’aveu des autorités actuelles, plus de 1.000 milliards de dollars, dont des centaines ont été détournés en surfacturation dans des opérations d’importation en provenance essentiellement d’Europe», lance Mehdi Lahlou qui regrette que «malgré cette somme astronomique, ce pays n’[ait] pas réussi à diversifier son économie qui reste dépendante à 98% des hydrocarbures. Imaginons que le pouvoir de Bouteflika ait eu l’idée de créer un fonds souverain doté de 200 milliards de dollars afin d’investir 25 milliards dans chacun des sept pays du Maghreb et du Sahel [Mauritanie, Maroc, Tunisie, Libye, Mali, Niger, Tchad, ndlr]. Des investissements colossaux dans des secteurs créateurs de richesses et d’emplois, soigneusement sélectionnés pour créer une économie régionale, viable, auto-centrée et complémentaire. Où seraient actuellement les économies de tous ces pays? L’Algérie aurait-elle toujours une économie asservie aux exportations des hydrocarbures? Et aux importations alimentaires et de première nécessité».
«Ce que je viens de dire ne relève pas du tout du rêve ou du simple phantasme, c’est quelque chose de tout à fait possible», insiste le Pr Lahlou. «Nos différents pays ont raté une chance inouïe qui n’est pas prête de se répéter de sitôt. En effet, on aurait pu créer un ensemble de huit pays ayant un marché commun de près de 200 millions de consommateurs où il n’y aurait plus besoin de frontières. On aurait pu avoir une Banque centrale maghrébine commune et entamer un chemin sûr, mais évidemment compliqué, vers des partenariats stratégiques à même de sécuriser ces pays par rapport à tout danger et sceller une alliance politique permettant la résolution de tous les conflits régionaux, dont celui du Sahara», renchérit-il, mais «malheureusement, les dirigeants de ces pays ne veulent pas entendre parler de ça, préférant continuer à financer leurs machines de guerre au détriment du financement des besoins de tous ordres de leurs citoyens».