Affaire Omar Raddad: «un scandale diplomatique n’est pas à exclure»

Rebond spectaculaire dans l’une des affaires criminelles françaises les plus mystérieuses: le meurtre, il y a 30 ans, de Ghislaine Marchal. Une requête en révision a été déposée par la défense qui s’appuie sur des analyses ADN pouvant innocenter Omar Raddad et même entraîner des conséquences diplomatiques, d'après le criminaliste Roger-Marc Moreau.
Sputnik

«Omar m’a tuer». Cette accusation écrite en lettres de sang désignait-elle le vrai assassin de Ghislaine Marchal? Trois décennies, jour pour jour, après la découverte du corps ensanglanté et sans vie de cette femme de 65 ans, dans le sous-sol de sa villa de Mougins dans les Alpes-Maritimes, les inscriptions sur la scène du crime «Omar m’a tuer» et «Omar m’a t…», funestement célèbres dans les annales judiciaires françaises, n’ont toujours pas livré tous leurs secrets.

Retenues en 1994 comme preuve principale pour la condamnation d’Omar Raddad, ancien jardinier marocain de la riche héritière française de l’équipementier automobile Marchal, ces traces pourraient aujourd'hui constituer la clé pour la résolution de cette énigmatique affaire.

C’est en tout cas la conviction de la défense d’Omar Raddad et de son avocate Sylvie Noachovitch qui a déposé, jeudi 24 juin au palais de justice de Paris, une demande de révision de ce procès longtemps dénoncé comme «une grave erreur judiciaire» et comparé à ce titre à la tristement célèbre affaire Dreyfus.

La date choisie pour le dépôt de cette requête de 171 pages est tout sauf un hasard. Symboliquement, elle coïncide avec la date de la découverte du corps de Ghislaine Marchal, il y a 30 ans, jour pour jour, le 24 janvier 1991 dans la cave de sa maison à Mougins.

«Scandale d’État»

Roger-Marc Moreau est un célèbre enquêteur privé. Il est l’un des fidèles appuis de la défense du jardinier marocain depuis le début du procès en 1994. Contacté par Sputnik, ce criminaliste français, qui connaît l’affaire Raddad sur le bout des doigts, a la conviction que les nouveaux éléments du dossier sont suffisamment forts pour relancer le procès qui risque de virer, selon lui, au «scandale d’État»:

«Il faut savoir que l’affaire Omar Raddad est devenue une affaire d’État. Si jamais demain on reconnaît que, finalement, c’était une erreur judiciaire, cela veut dire que toutes les instances judiciaires se sont trompées depuis 30 ans. Cela veut aussi dire que les institutions françaises vont être discréditées. Surtout qu’Omar est un ressortissant marocain et que le Maroc suit de très près son affaire. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, j’ai été reçu par l’ambassadeur du Maroc à Paris et un représentant du ministère marocain de l’Intérieur pour faire le point sur l’affaire. [S'il est innocenté], un scandale diplomatique n’est pas à exclure non plus, étant donné que les droits de l’ancien jardinier marocain ont été injustement bafoués par la France», révèle Roger-Marc Moreau.

La nouvelle requête s'appuie sur les analyses scientifiques rendues en 2019 par Laurent Breniaux et réalisées à la demande de la défense d'Omar Raddad. Le contenu du rapport final de cet expert français en empreintes génétiques n’a été rendu public que lundi 21 juin dernier par le journal Le Monde. Il a aussitôt fait l’effet d’une bombe puisqu’il pourrait tout faire basculer.

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Le document révèle que quatre empreintes génétiques correspondant à celles de quatre hommes différents, en plus des empreintes de la victime, ont été trouvées sur les portes de la cave à vin et celle de la chaufferie ainsi que le chevron de bois. Cet outil est considéré comme l’arme du crime, à côté d'une arme blanche jamais retrouvée. L’un des ADN relevés est présent à 35 reprises dans le tracé des lettres écrites avec le sang de la victime «Omar m’a t». Il a été mélangé au sang de Ghislaine Marchal au moment où celui-ci était encore frais, selon le même rapport. L’auteur de ce document précise qu’aucune des traces ADN relevées n’appartient à Omar Raddad.

«Mise en scène macabre»

Les éléments scientifiques inédits ainsi avancés pourraient permettre de démasquer «le vrai coupable» et d’innocenter définitivement Omar Raddad, selon l’enquêteur français.

«Breniaux révèle que cet ADN masculin présent une trentaine de fois sur la scène du crime a été retrouvé également sur les jointures de tous les doigts de Mme Marchal, laissant supposer que quelqu’un lui avait tenu la main pour écrire. De surcroît, certes au début du tracé de chaque lettre, il y a une majorité d’ADN de la victime, mais à la fin, on trouve l’ADN étranger en plus grande quantité, démontrant que le scripteur n’était pas réellement Ghislaine Marchal. Cela prouve, selon l’expertise menée, que c’est bien une mise en scène macabre. Et c’est justement sur cette base que la demande de révision a été déposée», détaille-t-il.

Que peut-on donc en déduire? Une hypothèse à rebours du scénario privilégié jusqu'ici par les enquêteurs. Les inscriptions accablantes n'auraient donc pas été écrites par Mme Marchal agonisante, mais par un homme qui serait le véritable meurtrier. Cette personne aurait tout fait pour désigner un bouc émissaire, selon Roger-Marc Moreau. Ce dernier a été chargé par l’avocat d’Omar Raddad, le célèbre Jacques Vergès, de mener une contre-enquête au lendemain du procès en 1994. Il a été de toutes les batailles pour faire réhabiliter Omar Raddad. En répondant aux questions de Sputnik, il tient d’abord à rappeler que les analyses qui font aujourd’hui la une des médias français ne sont en réalité pas totalement nouvelles puisqu’elles complètent celles qui précèdent:

«Déjà en 2014, une expertise ADN du docteur Olivier Pascal, qui est le directeur de l’Institut français des empreintes génétiques de Nantes, avait mis en évidence deux ADN, mais la justice n’a pas donné suite. Or, on avait retrouvé, grâce à ces résultats, un homme qui était déjà fiché dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg), en plus de l’empreinte inconnue retrouvée une trentaine de fois. Ce n’est finalement qu’en 2019 que Monsieur Breniaux s’est repenché sur ces ADN et il est arrivé aux mêmes conclusions [mais beaucoup plus étayées et plus complètes, ndlr]. D’ailleurs, son bilan ne laisse guère de place au doute: il n’y a pas d’erreur, l’un des ADN désigne de manière certaine la personne identifiée grâce au Fnaeg il y a cinq ans. Il y a une chance sur 23 milliards que ce ne soit pas lui». Autant de pistes qui tiennent la route, selon la défense d’Omar Raddad, mais qui étaient restées longtemps inexplorées.

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Une inaction que regrette profondément l’interlocuteur de Sputnik. Pour lui, c’est le temps qui nuit le plus à l’éclatement de la vérité dans l’affaire Omar Raddad. «L’une des personnes que je soupçonne fortement [d'être le véritable meurtrier] est morte et son corps a été incinéré. Comme on a incinéré le corps de Madame Marchal, dès le lendemain de son autopsie et une semaine après son assassinat. Si on continue de retarder ce dossier, il n’y aura plus aucune personne concernée et à ce moment-là, on ne pourra plus établir la vérité. Aujourd’hui, chaque jour compte. Malheureusement, l’enquête avançait pendant toutes ces années à la manière des écrevisses, à reculons. Nous exigeons désormais qu’on aille plus vite».

«Symbole des discriminations»

Au Maroc, l’innocence d’Omar Raddad fait bien l’unanimité. Pourtant, ce nouveau tournant passe presque inaperçu. Si quelques médias marocains se sont contentés de reprendre une dépêche de l’AFP, sur les réseaux sociaux, les internautes semblent n’y prêter aucune attention. D’après, Roger-Marc Moreau, cette lassitude chez l’opinion publique marocaine est une réaction à l’inaction qui marque cette affaire en France.

«La présence de traces ADN accablantes était peu ou prou connue par tous les Marocains en 2014 déjà [à travers l'expertise d'Olivier Pascal que celle de Laurent Breniaux est venue par la suite compléter et étayer, ndlr]. Toute la presse marocaine avait relayé l’information à ce moment-là et l’opinion publique marocaine pensait l’affaire définitivement résolue. Mais même s’il y a une certaine lassitude, puisque rien ne s’était passé depuis, la mobilisation ne faiblit pas pour cette affaire qui est vue comme un symbole des discriminations et de l’injustice dont sont victimes les immigrés notamment marocains en France. C’est donc surtout un sentiment d’incompréhension qui se dégage au Maroc. C’est la même incompréhension qu’Omar Raddad et moi-même avons aujourd’hui», précise l’expert.

Condamné en 1994 à 18 ans de prison, sans possibilité de faire appel à l'époque, l’ancien jardinier marocain, âgé aujourd’hui de 58 ans, vit actuellement reclus à Toulon. Il est en arrêt maladie après avoir passé au total plus de sept ans en prison. Il n’a bénéficié d'une grâce présidentielle, partielle, qu’en 1996 de la part de Jacques Chirac, sur demande du roi du Maroc de l’époque, Hassan II. Mais cette grâce ne le blanchit pas. Il reste, encore aujourd’hui, aux yeux de la justice, l’unique coupable dans ce crime qu’il a toujours juré ne pas avoir commis.

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Malgré l’évidence apparente des «nouvelles révélations», la tâche ne s’annonce pas facile. Les révisions de condamnations pénales restent rares en France dans les affaires criminelles. Depuis deux siècles, une dizaine d'accusés seulement ont bénéficié, de leur vivant, d'une révision et d'un acquittement. Mais l’enquêteur privé garde espoir, lui qui a déjà à son actif la révision du procès et l’acquittement d’Abdelkader Azzimani et Abderrahim El Jabri. Ces deux Marocains ont été condamnés à 20 ans de prison en 2014 pour un meurtre qu’ils n’ont jamais commis. Ils ont dû passer respectivement 12 et 13 ans derrière les barreaux avant qu’une expertise ADN vienne dévoiler un nouveau suspect.

Interrogé par Sputnik sur l’état d’esprit de Raddad, le criminaliste français affirme qu’Omar Raddad «n’en peut plus». «Depuis 30 ans, il n’a qu’une idée en tête, c’est de laver son honneur avec la proclamation officielle de son innocence. Aujourd’hui, il attend des suites immédiates pour que se termine, de son vivant, ce cauchemar qui dure depuis trois décennies», confie Roger-Marc Moreau.

Toutes les «évidences» avancées jusque-là ne semblent pas avoir convaincu l’influente famille de la victime. Pour elle, Omar Raddad reste l'unique coupable. Peut-être l’audition qu’espère avoir ce dernier par la Cour de révision, dès le mois de septembre prochain, pourrait amener tous ses irréductibles accusateurs à changer d’avis.

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