Le paradoxe hongrois: en s’attachant aux racines de l’Europe, Budapest se rapproche de Pékin!

Ce 15 juin, le Parlement hongrois a adopté une loi interdisant la «promotion de la pornographie et de l’homosexualité». Un texte inimaginable en Europe de l’Ouest! Pour l’essayiste Max-Erwann Gastineau, la Hongrie est en marche vers la «désoccidentalisation». Au point d’être plus proche de la Chine?
Sputnik

Une «discrimination contraire aux valeurs qui nous lient, inscrites dans nos traités», pour Clément Beaune, secrétaire d’État aux Affaires européennes. Des restrictions qui n’ont «pas leur place dans une société démocratique», selon le département d’État américain. Adoptée le 15 juin par le Parlement hongrois, la loi interdisant la «promotion de la pornographie et de l'homosexualité auprès des mineurs» a provoqué un tollé en Occident. Mais Viktor Orban, fer de lance de la fronde illibérale dans l’UE, a le cuir dur. Le Premier ministre hongrois a promis l'instauration d'une «nouvelle ère» culturelle visant à défendre les valeurs chrétiennes et traditionnelles.

Entre Bruxelles et Budapest, le torchon brûle! Le texte législatif s’inscrit dans la volonté de se «distinguer d’un impérialisme moral et culturel» occidental, estime l’essayiste Max-Erwann Gastineau, auteur du Nouveau procès de l’Est (éd. du Cerf).

Lignes rouges –Jean-Baptiste Mendes reçoit Max-Erwann Gastineau, essayiste, chroniqueur politique au Figaro Vox et auteur du «Nouveau procès de l’Est», aux Éditions du Cerf.

«Nous avons aussi des valeurs nationales»

Pour l’essayiste, cette loi est le fruit d’un rapport de forces entre l’UE et les nations d’Europe centrale, les progressistes face aux conservateurs. C’est sur l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE) de 1992 que Bruxelles fonde son argumentaire. On y retrouve pêle-mêle le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’état de droit, le respect des droits de l’homme et des minorités. Des principes que s’échine à promouvoir la diplomatie européenne. Or certaines nations d’Europe centrales n’y adhérent pas forcément en bloc. Depuis la crise des migrants en 2015, le fossé politique et idéologique s’élargit entre les pays du groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque), placé sous l’égide de Viktor Orban. Celui-ci a bloqué plus de six mois l’adoption du plan de relance européen de 750 milliards adopté en juillet 2020. Il remettait en cause le conditionnement des crédits au respect de l’État de droit.

Le fossé se creuse entre Bruxelles et Orban: «on n’attend pas que l’UE nous dise ce qu’on a le droit d’utiliser»
Le chef du gouvernement hongrois considère que «nous ne sommes pas que des peuples dotés de valeurs universelles, nous avons aussi des valeurs nationales», explique Max-Erwann Gastineau. En 2012, l’homme fort de Budapest défendait sa vision à Bruxelles devant les parlementaires européens: «Nous avons des sentiments chrétiens, nous pensons que le sentiment de faire partie d'une nation est important et que la famille est importante.» Paradoxalement, l’avenir de la Hongrie au sein d’une Union européenne qui se veut toujours plus progressiste ne semble toutefois pas compromis:

«Les Hongrois sont attachés à l’Union européenne. Donc leur objectif n’est absolument pas de sortir de l’UE. Leur but est d’essayer de peser pour réorienter la construction européenne vers une Europe des nations plutôt que vers une Europe plus intégrée, aux relents d’occidentalisation. Derrière le conservatisme hongrois, il y a la critique d’une forme d’impérialisme culturel qui serait promu par Bruxelles, Paris et Washington.»

«L’occidentalisation» s’est répandue dans les années 1990 à la suite de l’implosion de l’URSS. La mode était à l’élargissement de l’Otan et de l’Union européenne. C’était la «fin de l’histoire», théorisée par le politologue américain Francis Fukuyama. Sauf que l’émergence économique de la Chine et la remise en question du modèle libéral via l’émergence de mouvements populistes ont changé la donne. En 2014, le discours fondateur de l’illibéralisme de Viktor Orban en 2014 illustrait à merveille cette volonté de rompre avec les «dogmes et les idéologies de l’Ouest». Il prenait en exemple des systèmes politiques non-occidentaux: «Aujourd’hui, Singapour, la Chine, l’Inde, la Turquie, la Russie sont les modèles les plus suivis.»

«L’Occident a perdu le monopole du discours sur les valeurs»

«Les valeurs progressistes occidentales perdent du terrain», observe Max-Erwann Gastineau. Il apparente cette confrontation idéologique à une «nouvelle guerre froide». Si l’illibéralisme de Viktor Orban reste profondément européen, ce conservatisme trouverait sa place, à en croire notre interlocuteur, dans un mouvement global notamment impulsé par la Chine:

Pour le Premier ministre hongrois, «l’Europe doit réaffirmer son ancrage civilisationnel assis sur ses racines chrétiennes. Mais le paradoxe, c’est que ce constat est tiré d’une vision qui dépasse le cadre européen, qui regarde le monde tel qu’il est, c’est-à-dire un monde qui se désoccidentalise, puisque l’Asie monte en puissance et montre que d’autres modèles de développement sont possibles.»

Bras de fer Bruxelles-Orban: un «chantage idéologique à la question migratoire et aux questions sociétales»
La crise du Covid-19 aurait confirmé cette perte par l’Occident du «monopole du discours sur les valeurs». Et Max-Erwann Gastineau de remarquer que la Chine, forte de sa gestion de la pandémie, n’avait pas souhaité mettre en avant la «supériorité de son système politique», mais plutôt la civilisation confucéenne. Un cadre de valeurs dans lequel «les notions d’ordre, d’harmonie et d’intérêt collectif l’emportent sur l’individu». Ce système permettant d’affronter plus efficacement, entre autres, une épidémie.

Ce contre-discours insiste sur le «collectif rattaché à un terreau civilisationnel». Le conservatisme hongrois y trouverait «un écho». D’où une forme de «connivence idéologique»:

«Les Hongrois voient la volonté de la Chine d’affirmer le droit des peuples à s’enraciner dans des héritages civilisationnels un peu comme le pendant de leur propre discours. [Ils s’y retrouvent] davantage que dans le discours actuel de l’Occident, assis sur des valeurs progressistes. Notamment sur les questions sociétales.»
Discuter