Négociations autour du SCAF: une «vallée de larmes» pour les prochaines décennies?

Alors que le Bundestag doit bientôt valider la phase 1B du SCAF, la presse allemande a fait fuiter deux rapports de la Bundeswehr très critiques à l’encontre du chasseur du futur. L’illustration des tensions autour de ce partenariat interétatique aux lourds enjeux, qui sont appelées à perdurer dans les prochaines décennies. Analyse.
Sputnik

Le futur avion de chasse européen (SCAF), un «Rafale +» payé par les contribuables allemands et espagnols? Alors que le Bundestag devrait approuver sous peu le budget pour le développement d’un démonstrateur (phase 1B), l’hebdomadaire Der Spiegel a lâché une bombe en début de semaine.

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Celle-ci a pris la forme de deux rapports confidentiels de la Défense allemande, auxquels le magazine d’investigation dit avoir eu accès. Le premier aurait été rédigé par l’Office fédéral des équipements, des technologies de l’information et du soutien en service de la Bundeswehr (BAAINBw), équivalent outre-Rhin de la DGA (Direction Générale de l’Armement). L’autre proviendrait directement du ministère allemand de la Défense. Deux rapports pour un même constat: les Français sont trop présents dans le SCAF, ce qui nuit tant aux intérêts allemands qu’à la bonne réalisation du projet.

Berlin veut «renégocier» l’accord sur le SCAF

Pour le BAAINBw, l’accord conclu fin avril entre industriel français, allemands et espagnols ne serait «pas prêt à être signé» dans sa «forme actuelle». Les Allemands estiment que les «structures et les règles» ne vont pas dans le sens des intérêts de Berlin et «satisfont presque exclusivement les positions françaises.» Ce «positionnement trop fort» de la France ferait, ni plus ni moins, que l’objectif du programme SCAF de «développer un avion de chasse de sixième génération serait manqué.» Un comble pour un pays qui, contrairement à son partenaire, n’a jamais conçu seul un avion de combat depuis plus de soixante-dix-sept ans.

Pour mémoire, Paris et Berlin s’étaient entendus dès les prémisses du projet pour que les Français obtiennent la maîtrise d’œuvre du SCAF, en contrepartie d’un leadership allemand dans son équivalent terrestre (le MGCS). Cet accord, qui selon le BAAINBw devrait être «renégocié», fait suite au rebattage des cartes provoqué par l’arrivée de l’Espagne dans le SCAF. Des crispations s’étaient fait sentir du côté des industriels français, qui s’estimaient pris en tenaille par leurs homologues allemands et espagnols, unis sous la bannière d’Airbus Defense and Space. Face à ses actionnaires et au Sénat, Dassault avait brandi la menace d’un «plan B». Ce qui n’est pas sans rappeler le précédent de l’Eurofighter dans les années 1980, lorsque les Français avaient décidé de faire cavalier seul.

Les industriels français se méfient de la DGA

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L’accord aurait été validé mi-mai à l’échelon politique, avec deux semaines de retard sur le calendrier annoncé. Florence Parly et Emmanuel Macron s’étaient réjouis que «le SCAF avance! L’Europe de la Défense se construit», sans laisser fuiter le moindre détail. Mais une semaine plus tard, Challenges s’est fait l’écho d’industriels tricolores. Selon eux, le fameux accord n’existerait pas… une «posture de communication», un «communiqué mensonger» de Ballard. Rien que cela.

D’après l’hebdomadaire économique, les négociateurs des trois pays seraient toutefois parvenus à s’entendre sur un point: les États disposeraient d’un droit de veto sur le transfert de technologies propres à l’entreprise (dites de «background»). «Mais les industriels français renâclent. Ils ne font pas confiance à la DGA pour protéger leurs technologies clés», développe Challenges.

«Rien de neuf sous le soleil», réagit auprès de Sputnik un ex-cadre de l’industrie de l’armement. «C’est le propre de toute coopération entre industriels où il y a des enjeux de répartition de la valeur ajoutée». D’une part, la DGA a «une obligation dictée par le décideur politique de faire une coopération et donc des compromis», tient-il à rappeler. D’autre part, celle-ci n’a pas la même logique qu’un acteur privé, même si «dans le domaine de la Défense, l’essentiel des technologies a été financé par la puissance publique.»

«Une administration ne dépend pas de ses connaissances pour exister, l’État subsistera quoi qu’il arrive, alors que la survie d’une entreprise tient à la sauvegarde de son avantage compétitif», souligne notre intervenant.

Bref, les intérêts de l’État et ceux des industriels ne convergent pas forcément, notamment au sein d’une telle coopération interétatique. Certains critères de celle-ci «dépassent» les industriels: répartition des sites de production, interopérabilité, armements, origines des composants, exportation, etc. Un casse-tête en perspective. «Il y a énormément de questions d’ordre technique qui font que les négociations sont des vallées de larmes», renchérit auprès de la rédaction Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire passé par le ministère des Armées. «C’est à s’arracher les cheveux et tout le monde considère que son administration les trahit.»

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Cette crainte qui avait d’ailleurs été celle des industriels allemands, avant d’être celle de leurs partenaires français. Le site Opex 360 souligne ainsi que si Angela Merkel avait déclaré le 5 février, devant la presse et Emmanuel Macron, que ses industriels devaient monter en puissance au sein du SCAF, c’est à cause des réserves du Bundestag sur la préservation des intérêts industriels allemands, exprimées un an plus tôt lors du vote de la phase 1A du programme.

Pour Pierre Conesa également, toute l’agitation autour du SCAF apparait «tout à fait normale» au vu des enjeux et de la complexité du dossier, «a fortiori sur un matériel de suprématie comme un avion de combat […] c’est le dossier le plus difficile que l’on puisse imaginer», insiste-t-il.

Collaborer sur un chasseur, «c’est à s’arracher les cheveux»

Reste à savoir pourquoi la France -et dans une moindre mesure l’Allemagne- s’inflige un tel chemin de croix, dans la mesure où son industrie est capable de développer un successeur au Rafale. Si tous les regards se portent aujourd’hui sur l’échéance du 23 juin, date à laquelle le dossier SCAF passera devant la commission des finances du Bundestag, chaque étape du programme promet d’être un mélodrame industrialo-diplomatique.

«Avant la signature, c’est toujours compliqué et après la signature ça sera compliqué de toute façon», concède l’ex-cadre industriel, qui tient toutefois à mettre l’accent sur l’importance de mettre en commun des capitaux.

Pour autant, toutes les collaborations industrialo-militaires n’ont pas nécessairement coûté moins cher ni abouti à des résultats probants. Bien qu’il existe des exemples de succès dans le cadre de coopérations militaires interétatiques, souligne Pierre Conesa, qui évoque le cas d’Airbus Helicopter, d’autres laissent présager le contraire.

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L’A400M, alourdi par toutes les spécificités exigées par les pays partenaires, invendable à l’export, en est une parfaite illustration. Même l’Eurofighter peut également être considéré comme un échec, au regard des récents succès opérationnels et commerciaux du Rafale. De plus, le développement de l’appareil français aura coûté moins cher à Paris (46 milliards d’euros) que l’avion européen à la seule Allemagne (60 milliards), sans même parler de la mise de l’Espagne, de l’Italie et du Royaume-Uni dans ce programme.

Deux exemples de «dromadaires» auxquels ce type de coopération peut aboutir, concède Pierre Conesa qui, revenant sur son expérience à l’Hôtel de Brienne, cite Jacques Chevallier, DGA lorsque le programme Rafale fut lancé par le gouvernement français:

«Un dromadaire est un cheval qui a été fait en collaboration: on a fait un projet qui répond à tellement de contraintes particulières, qu’à la fin celui-ci ne représente pas un succès technologique.»

Reste à savoir, si la phase 1B est adoubée par le Bundestag, comment se dérouleront les futurs rounds de négociation, notamment sur les dimensions aéronavales ou encore de l’arme nucléaire. Si la France a déjà dessiné son futur porte-avions en fonction du SCAF, rappelons que lors des négociations autour de l’Eurofighter, l’Allemagne –qui n’a pas de porte-avions et encore moins l’arme nucléaire– avait refusé de payer pour équiper le futur chasseur européen de telles capacités.

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