Le futur avion de chasse européen (SCAF), un «Rafale +» payé par les contribuables allemands et espagnols? Alors que le Bundestag devrait approuver sous peu le budget pour le développement d’un démonstrateur (phase 1B), l’hebdomadaire Der Spiegel a lâché une bombe en début de semaine.
Berlin veut «renégocier» l’accord sur le SCAF
Pour le BAAINBw, l’accord conclu fin avril entre industriel français, allemands et espagnols ne serait «pas prêt à être signé» dans sa «forme actuelle». Les Allemands estiment que les «structures et les règles» ne vont pas dans le sens des intérêts de Berlin et «satisfont presque exclusivement les positions françaises.» Ce «positionnement trop fort» de la France ferait, ni plus ni moins, que l’objectif du programme SCAF de «développer un avion de chasse de sixième génération serait manqué.» Un comble pour un pays qui, contrairement à son partenaire, n’a jamais conçu seul un avion de combat depuis plus de soixante-dix-sept ans.
Pour mémoire, Paris et Berlin s’étaient entendus dès les prémisses du projet pour que les Français obtiennent la maîtrise d’œuvre du SCAF, en contrepartie d’un leadership allemand dans son équivalent terrestre (le MGCS). Cet accord, qui selon le BAAINBw devrait être «renégocié», fait suite au rebattage des cartes provoqué par l’arrivée de l’Espagne dans le SCAF. Des crispations s’étaient fait sentir du côté des industriels français, qui s’estimaient pris en tenaille par leurs homologues allemands et espagnols, unis sous la bannière d’Airbus Defense and Space. Face à ses actionnaires et au Sénat, Dassault avait brandi la menace d’un «plan B». Ce qui n’est pas sans rappeler le précédent de l’Eurofighter dans les années 1980, lorsque les Français avaient décidé de faire cavalier seul.
Les industriels français se méfient de la DGA
D’après l’hebdomadaire économique, les négociateurs des trois pays seraient toutefois parvenus à s’entendre sur un point: les États disposeraient d’un droit de veto sur le transfert de technologies propres à l’entreprise (dites de «background»). «Mais les industriels français renâclent. Ils ne font pas confiance à la DGA pour protéger leurs technologies clés», développe Challenges.
«Rien de neuf sous le soleil», réagit auprès de Sputnik un ex-cadre de l’industrie de l’armement. «C’est le propre de toute coopération entre industriels où il y a des enjeux de répartition de la valeur ajoutée». D’une part, la DGA a «une obligation dictée par le décideur politique de faire une coopération et donc des compromis», tient-il à rappeler. D’autre part, celle-ci n’a pas la même logique qu’un acteur privé, même si «dans le domaine de la Défense, l’essentiel des technologies a été financé par la puissance publique.»
«Une administration ne dépend pas de ses connaissances pour exister, l’État subsistera quoi qu’il arrive, alors que la survie d’une entreprise tient à la sauvegarde de son avantage compétitif», souligne notre intervenant.
Bref, les intérêts de l’État et ceux des industriels ne convergent pas forcément, notamment au sein d’une telle coopération interétatique. Certains critères de celle-ci «dépassent» les industriels: répartition des sites de production, interopérabilité, armements, origines des composants, exportation, etc. Un casse-tête en perspective. «Il y a énormément de questions d’ordre technique qui font que les négociations sont des vallées de larmes», renchérit auprès de la rédaction Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire passé par le ministère des Armées. «C’est à s’arracher les cheveux et tout le monde considère que son administration les trahit.»
Pour Pierre Conesa également, toute l’agitation autour du SCAF apparait «tout à fait normale» au vu des enjeux et de la complexité du dossier, «a fortiori sur un matériel de suprématie comme un avion de combat […] c’est le dossier le plus difficile que l’on puisse imaginer», insiste-t-il.
Collaborer sur un chasseur, «c’est à s’arracher les cheveux»
Reste à savoir pourquoi la France -et dans une moindre mesure l’Allemagne- s’inflige un tel chemin de croix, dans la mesure où son industrie est capable de développer un successeur au Rafale. Si tous les regards se portent aujourd’hui sur l’échéance du 23 juin, date à laquelle le dossier SCAF passera devant la commission des finances du Bundestag, chaque étape du programme promet d’être un mélodrame industrialo-diplomatique.
«Avant la signature, c’est toujours compliqué et après la signature ça sera compliqué de toute façon», concède l’ex-cadre industriel, qui tient toutefois à mettre l’accent sur l’importance de mettre en commun des capitaux.
Pour autant, toutes les collaborations industrialo-militaires n’ont pas nécessairement coûté moins cher ni abouti à des résultats probants. Bien qu’il existe des exemples de succès dans le cadre de coopérations militaires interétatiques, souligne Pierre Conesa, qui évoque le cas d’Airbus Helicopter, d’autres laissent présager le contraire.
Le SCAF futur «dromadaire» européen?
Deux exemples de «dromadaires» auxquels ce type de coopération peut aboutir, concède Pierre Conesa qui, revenant sur son expérience à l’Hôtel de Brienne, cite Jacques Chevallier, DGA lorsque le programme Rafale fut lancé par le gouvernement français:
«Un dromadaire est un cheval qui a été fait en collaboration: on a fait un projet qui répond à tellement de contraintes particulières, qu’à la fin celui-ci ne représente pas un succès technologique.»
Reste à savoir, si la phase 1B est adoubée par le Bundestag, comment se dérouleront les futurs rounds de négociation, notamment sur les dimensions aéronavales ou encore de l’arme nucléaire. Si la France a déjà dessiné son futur porte-avions en fonction du SCAF, rappelons que lors des négociations autour de l’Eurofighter, l’Allemagne –qui n’a pas de porte-avions et encore moins l’arme nucléaire– avait refusé de payer pour équiper le futur chasseur européen de telles capacités.