En 2014 et 2017, dans des discours officiels à la nation, le roi Mohammed VI a constaté l’inaptitude du modèle de développement, suivi au moins depuis 50 ans au Maroc, à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux, ainsi qu’à rendre la justice sociale. Ainsi, en décembre 2019, le souverain chérifien a mis en place la Commission spéciale sur le modèle de Développement (CSMD) à qui il a confié la tâche de réfléchir sur un nouveau modèle de développement.
Le 25 mai, le président de la CSMD, Chakib Benmoussa, a présenté officiellement au souverain le rapport final de la Commission, selon un communiqué du Palais royal relayé par Maghreb arabe presse (MAP), suscitant depuis un important débat dans la société.
Quelles propositions comporte ce rapport de 170 pages remis au roi Mohammed VI à quelques mois des élections législatives de septembre 2021, à même d’endiguer la crise économique et sociale dans le pays? Quelles sont les grandes lignes du nouveau modèle de développement économique, et quels sont les nouveaux moyens et leviers qu’il recommande par rapport à l’ancien, jugé inefficace par le roi Mohammed VI? Le nouveau modèle proposé peut-il servir de base pour redessiner les contours du modèle économique et social du royaume?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité Azeddine Akesbi, professeur d'économie au Maroc.
Pour lui, «ce rapport n’aborde pas les problèmes fondamentaux de l’économie marocaine, à savoir la responsabilité politique, la redevabilité, la gouvernance et enfin la rente et la corruption devenues systémiques et les béquilles du pouvoir».
Par ailleurs, il expose «les manquements du document quant au développement du capital humain censé être la locomotive de l’économie du pays».
Le rapport «sous-estime les effets catastrophiques des politiques» passées
«Le rapport remis au roi fait un diagnostic partiellement objectif, mais très incomplet», affirme le Pr Akesbi, soulignant que «les objectifs qu’il fixe ne sont pas ambitieux, outre le fait qu’ils sont difficilement réalisables dans les conditions actuelles, économiques et financières, du pays».
Et d’expliquer que «globalement, l’ambition consiste à avoir un taux de croissance de 6% entre 2021 et 2035, qui permettrait de doubler le PIB par personne. Celui-ci est censé passer de 7.826 dollars en 2019 à 16.000 dollars en 2035».
Or, selon l’expert, «en fixant ces deux objectifs, les rédacteurs du rapport sous-estiment les effets catastrophiques des politiques économiques menées depuis au moins 50 ans dans le pays, et actuellement aggravés par l’impact de la crise sanitaire de Covid-19».
Pour étayer son propos, Azeddine Akesbi évoque «l’état de secteurs stratégiques de l’économie nationale, comme le tourisme, le transport et l’événementiel, qui sont sinistrés; ceci en plus d’une baisse de la croissance de -7% durant l’année 2020. Bien que le pays soit en train de rattraper à petits pas cette chute, beaucoup d’experts jugent que si l’économie marocaine arrive à retrouver le niveau de croissance de 2019 à l’horizon 2023, cela serait déjà en soi un énorme exploit».
Une économie gangrénée par «la rente et la corruption»?
Outre la difficile conjoncture à laquelle fait face actuellement le Maroc, le Pr Akesbi pointe le fait que «le rapport n’aborde pas du tout les blocages majeurs de l’économie marocaine».
«Le plus important est la rente qui gangrène l’économie du pays à grande échelle, dans tous les secteurs et à tous les niveaux. Il s’agit d’un système. C’est-à-dire que cette rente est structurelle, permanente et adossée au système politique et aux décideurs».
Dans le même sens, l’interlocuteur de Sputnik indique que «la rente est également adossée à une large corruption devenue systémique […]. La rente et la corruption sont les deux béquilles du pouvoir».
Par ailleurs, le spécialiste aborde les problèmes des secteurs de «l’éducation, de la formation et de la jeunesse, c’est-à-dire le capital humain qui devrait normalement être le noyau de tout projet ayant pour ambition un décollage économique».
Or, sur ce registre, «des politiques ont été menées au moins durant les 20 dernières années et elles ont toutes échoué. Ces politiques ont été décidées en dehors des institutions et à un niveau élevé de l’État. De la même façon, des choix sectoriels ont été faits et posent actuellement d’énormes problèmes du point de vue de leur fiabilité, de leur efficience, de leur rendement et de leur contribution au développement du pays. Ces aspects-là ont été également laissés de côté».
Quid de «la renaissance de l’école»?
«Un autre facteur évoqué par le rapport est la renaissance de l’école pour préparer le capital humain», poursuit l’expert, qui rappelle que «des politiques ont été menées au plus haut niveau de l’État, avec des conseillers du chef de l’État et des nominations dans ce sens».
Cependant, «si l’on remonte uniquement à l’année 2000, lors de l’adoption de la charte de l’éducation mise en application durant une décennie, puis suivie par un programme d’urgence et une vision stratégique, à chacune de ces trois étapes les résultats acceptés officiellement montrent bien que nous avons un échec quantitatif avec des déperditions scolaires considérables, dont même le rapport mentionne les 400.000 enregistrées durant l’année 2018», détaille-t-il. «Ce chiffre sera certainement plus important durant l'année 2020, à cause de la pandémie de Covid-19, ceci en plus d’un échec qualitatif en termes d’acquis scolaires.»
Ainsi, pour Azeddine Akesbi, «le rapport n’explique pas comment il compte régler ces problèmes fondamentaux. Il se limite uniquement à annoncer la nécessité d’une renaissance de l’école».
En conclusion
Le Pr Akesbi estime que «tout cela nous ramène au problème fondamental qui concerne tous les secteurs et qui est celui de la responsabilité, de la redevabilité et de la gouvernance, vu que les décisions et les politiques ne sont pas prises dans les institutions ou au sein du gouvernement, mais au plus haut niveau de l’État, conformément à la Constitution du pays».
En effet, il rappelle que «la Constitution donne des pouvoirs très importants au chef de l’État et dans tous les domaines, sans aucun mécanisme de redevabilité ou de reddition des comptes […]. Le comble c’est que le rapport propose le renforcement de la monarchie exécutive».
Enfin, «ce rapport propose une feuille de route pour une durée de 15 ans qui doit être adoptée par tout le monde. Ceci nous amène à nous poser des questions sur la place des institutions, des partis politiques et le rôle des élections et de la démocratie».
Le document, qui «ambitionne de renforcer les droits humains, les libertés et l’innovation comme leviers du développement, n’évoque pas les cas de violations de ces droits ou d’incarcération de journalistes [les cas de Soulaimane Raissouni et Omar Radi, ndlr]», conclut Pr Azeddine Akesbi.