Tunisie: l’État qui a peur de dépérir!

Alors que des officiers à la retraite se sont invités, comme en France, au débat politique en Tunisie, le philosophe Youssef Seddik dresse un tableau sans concession d'une vie politique qui ressemble, de plus en plus, à une partie de catch américain où tous les acteurs sont admis au sein et en dehors du ring et tous les coups semblent permis.
Sputnik

Les cris fusent de partout sur tous les tons et styles, du pauvre hère épinglé au passage d’un micro-trottoir, au plus «jargonnard» des experts financiers, sans parler des hauts responsables de la gouvernance ou de l’instance législatrice… Tous se chamaillent pour situer le pays par rapport au gouffre, à la catastrophe ou la chute ultime, latkha, terme du lexique populaire, récemment proféré devant les députés de la Nation par le gouvernant de la Banque centrale, Marwan Abbassi, réputé pourtant peu enclin à la rhétorique de la démesure. Au sommet de l’exécutif, le chef de l’État et le chef du gouvernement entretiennent une fâcherie d’écoliers et cultivent entre eux et leurs collaborateurs respectifs, une fausse distance faite de piètres coups bas, de rétentions d’informations indispensables à la conduite concertée des affaires publiques et aux initiatives diplomatiques. Pas loin de cet exécutif si étrangement bicéphale se tient une «troisième tête», le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rached Ghannouchi, toujours et plus que jamais accroché à son autre poste de dirigeant et fondateur il y a une cinquantaine d’années du parti islamiste Ennahda, parti jouissant de la majorité relative au Parlement. Par deux fois cible d’une procédure de destitution par ses pairs députés, objet de sérieuses contestations au sein de son propre parti, Rached Ghannouchi confirme sa redoutable capacité de manœuvrier, et pour se maintenir lui-même indestituable, dans ses deux fonctions et pour réduire au plus infime le rôle du chef de l’État qu’il croit «seulement symbolique» selon l’une de ses sibyllines déclarations. C’est là où se situe et se cache le secret d’une ambiance de plus en plus glauque que vit aujourd’hui ce «petit grand» pays si avide de bonheur, prêt à accueillir un été qui s’annonce bien morose. Ni le poids très lourd, il est vrai, de la pandémie, faute de vaccins en quantité suffisante et d’une stratégie sanitaire efficace, ni le surendettement auprès des bailleurs mondiaux et l’imminence des échéances de remboursement alors que les caisses sont vides, ni enfin le désarroi d’une population partagée dans son immense majorité et toutes classes sociales confondues, entre colère et léthargie, entre la tentation d’en découdre par la violence désordonnée ou celle de risquer sa vie nulle sur les chemins houleux et clandestins vers les rives européennes, rien de tous ces périls ne semble parler suffisamment aux Tunisiennes et aux Tunisiens pour les secouer!

En Tunisie, l’impossible dialogue?
Tout se passe comme si le manœuvrier usait d’autant de sortilèges et de tours de passe-passe pour dérober du regard le danger réel et lui substituer un simulacre de soucis, charade ou rébus dont médias et cafés de commerce s’épuisent à en décoder l’énigme avant d’en constater la parfaite inanité tandis que s’amoncellent les sombres nuées des vrais orages.

Le sorcier s’est tout d’abord assuré d’avoir trouvé le bon apprenti en la personne de Hichem Mechichi, terne fonctionnaire, choisi pourtant, comble du paradoxe et de l’outrage, par Kaïs Saïed dès ses premiers pas vers la magistrature suprême en tant qu’animateur de sa campagne électorale puis comme premier conseiller chargé des affaires juridiques au palais de Carthage, puis comme ministre de l’Intérieur supposé sans histoires ni ambitions, et enfin comme chef du gouvernement dont la gratitude envers celui qui l’a ainsi propulsé contre toute attente serait gage sans nul doute d’un total dévouement. C’est à ce moment précis que le manœuvrier commence à déployer tout son génie. Il obtient le soutien, quasiment l’allégeance, d’un certain Nabil Karoui, finaliste déçu devant Kaïs Saïed à la dernière présidentielle, chef et fondateur d’un parti, Qalb Tounès (Au cœur de la Tunisie), doté du deuxième groupe au Parlement en nombre de députés. La veille même de cet exploit, Rached Ghannouchi et ses porte-parole tenaient une telle alliance pour inconcevable et relevant plutôt de la quadrature du cercle! L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est désormais prête, sur les ordres de Ghannouchi, à procéder à l’hameçonnage du poisson Hichem Mechichi, né alevin et artificiellement grossi dans le vivier de l’adversaire. Le palais de Carthage, siège et résidence du chef de l’État, devient alors point de repliement pour le Président trahi, en même temps sa tour d’observation et sa façade à meurtrières. Première grande manœuvre du «patron» du Bardo, siège du Parlement: il inspire au chef du gouvernement devenu son otage et son jouet de restructurer en profondeur la composition de son équipe en y injectant 11 nouveaux ministres, congédiant d’un coup tous ceux proches ou dévoués à Kaïs Saïed. Celui-ci contre-attaque, brutal et frontal, refusant leur triomphale confirmation lors d’un vote en séance plénière du Parlement, n’admettant pas qu’ils prêtent serment, condition sine qua non de leur prise de fonctions, allant jusqu’à accuser certains d’entre eux (sans les nommer!) de corruption. Depuis plus de six mois, le gouvernement Mechichi, bancal et comme mort-né, fait face à l'une des crises les plus graves de l’histoire de la Tunisie moderne, en alignant un effectif dont près de la moitié assure de lourds portefeuilles par intérim en plus du poste initialement attribué à chacun.

Autre grande manœuvre conduite par Ennahda et son leader: la remise à l’ordre du jour et en urgence de l’élection des quatre membres de la Cour constitutionnelle qu’il revient aux parlementaires de choisir. Composée de 12 membres dont quatre encore sont proposés par le Conseil supérieur de la magistrature et quatre autres par le chef de l’État, à sa discrétion, cette haute instance arbitrale jugeant de tout litige lié à la lecture et à l’interprétation de la Constitution, aurait dû, selon une injonction explicite de l’article qui en commande la création, voir le jour un an après la promulgation de la Loi fondamentale en 2014. C’est précisément Ennahda, son chef et ses députés alors suffisamment nombreux pour faire pluie et beau temps qui ont tout fait pour empêcher le pourvoi des quatre élus de l’autorité législatrice dans le délai prescrit. En un tour de main et en quelques heures, cette fois ils ont réussi! Non sans avoir chanté trop tôt une victoire attendue… Auparavant en effet, sur tous les plateaux et forums, les ténors d’Ennahda, du parti de Nabil Karoui et leurs alliés ont compté à qui voulait l’entendre et à la manière de la laitière de la fable, les bénéfices et avantages d’une si grande victoire. Fini, a-t-on dit, le monopole de la lecture et de l’interprétation concédé à Kaïs Saïed en l’absence de la Cour constitutionnelle. À la majorité actuelle au Parlement de rêver même à une procédure aboutie de destitution! Tout cela a été si candidement clamé et repris devant l’opinion publique, comme du haut d’une estrade et à l’aide d’un tableau noir, comme si la cible de ces menaces était sourde ou n’entendait mot de ce qui s’ourdit autour de ses prérogatives et de ses fonctions. Mais, tel un fauve dans le silence du guet, le Président laisse dire et faire et attend. Comme la Constitution l’y autorise, il renvoie à une seconde lecture et à un vote renforcé la résolution votée à une majorité claire et confortable portant sur la révision des modalités du scrutin pour parvenir vite et plus facilement à choisir les quatre élus parlementaires. Le Parlement lui renvoie la même résolution confirmée derechef par un vote renforcé. Selon tous les experts du droit constitutionnel, il ne reste plus au Président qu’à apposer sa signature et promulguer la loi portant installation de la Cour constitutionnelle dont le processus est désormais ouvert. Et si, malgré tout, le Président fait fi de cette «expertise» tout académique? Eh bien, répondent encore les experts jurisconsultes (et Kaïs Saïed en est un!), seule la Cour constitutionnelle, introuvable jusque-là, peut l’y obliger. Retour donc à la case départ, épilogue, peut-être l'échec de cette autre manœuvre conçue et menée jusqu’à son terme formel par Ennahda et ses alliés…

En Tunisie, l'éclipse de la fête nationale
À côté de cette artillerie lourde des batailles et manœuvres juridico-politiques, la machine des rumeurs, de « fuites » savamment scénarisées et lancées sur médias et réseaux sociaux harcèle sans répit le chef de l’État dans son antre palatin. N’aurait-il pas touché des millions de dollars du Trésor américain en espèces sonnantes et trébuchantes, via de vulgaires mandats postaux pour financer sa campagne électorale? N’aurait-il pas, lors d’un pervers coup de fil aux autorités princières de l’État du Qatar, fait capoter la visite du chef du gouvernement dans ce pays-frère pour négocier une aide financière urgente et décisive? N’aurait-il pas simulé une tentative d’assassinat par pli empoisonné visant son chef de cabinet, la pythique Nadia Akacha, et peut-être sa propre personne? N’aurait-il pas, enfin, demandé conseil à des politiques et des militaires (et reçu une réponse détaillée largement diffusée par les mystérieux auteurs de la soi-disant fuite) au sujet d’un coup d’État qu’il aurait décidé afin d’éliminer, neutraliser, voire incarcérer rivaux et détracteurs? La provenance et l’expéditeur de ces «recommandations», rédigées à sa demande selon de vagues rumeurs, demeurent indéterminés, ce qui a permis au fauve d’en rire dans l’un de ses laconiques feulements, en arabe dialectal cette fois contrairement à son habitude: comment, diable, peut-il être tenu pour comptable d’une missive par lui reçue sans signature ni adresse de provenance? Et comment ne pas se contenter d’un hautain ricanement quand ce scabreux document lui attribue l’intention d'«un coup d’État constitutionnel»? Évidente «contradiction dans les termes», a-t-il souligné en français!

Le Président tunisien et les Belles-lettres
Toutefois, aussitôt épuisés les effets médiatiques de cette dernière «fuite», un nouveau document, bien réel, bien signé de ses auteurs, six hauts gradés de l’armée à la retraite proches de la sphère islamiste, vient remettre au jour une question sans cesse murmurée dans l’équivoque ou le demi-mot depuis l’abolition du régime autoritaire de Ben Ali. Quel recours à solliciter des forces armées pour sortir de la crise? Sujet tenu pour tabou, interdit à l’énoncé durant les 30 ans du règne de Bourguiba et même de celui de son successeur pourtant issu de l’institution militaire. Depuis la mutation de 2011, le pouvoir sous la houlette ou du moins l’influence d’Ennahda ne rate pas l’occasion de revisiter la question: réhabilitation d’officiers dégradés ou condamnés pour sédition par Ben Ali, libération de militaires jugés pour rébellion et condamnés à de lourdes peines de prison, sans parler d’une fameuse «fuite», encore une, révélée en 2013 sur les réseaux sociaux, où le chef d’Ennahda demande à de jeunes interlocuteurs de son parti de «patienter et d’attendre que l’Armée devienne plus sûre…»!

Cette pétition de quelques officiers supérieurs à la retraite qui semble fournir au chef de l’État, chef suprême des Forces armées par ailleurs, un véritable programme d’action pour «sauver le pays», serait-elle l’avant-goût d’une nouvelle manœuvre? Peut-être, qui sait?

Discuter