Après son arrivée au pouvoir en 1999, le roi Mohammed VI a insufflé un modèle de développement au Maroc articulé autour de deux principes. D’une part, faire du secteur privé le véritable moteur du développement en termes d’initiative, de création, d’innovation, et d’investissement. D’autre part, miser sur les vertus d’une bonne insertion dans l’économie mondiale et sur sa capacité à tirer les taux de croissance vers le haut.
Or, en 2014 et 2017, dans des discours officiels à la nation, le souverain chérifien a constaté l’inaptitude de ce modèle à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux, ainsi qu’à rendre la justice sociale. Ainsi, en décembre 2019, le roi du Maroc a mis en place la Commission spéciale sur le modèle de Développement (CSMD) à qui il a confié la tâche de réfléchir sur un nouveau modèle de développement à même d’endiguer la crise économique et sociale, de libérer les énergies créatrices nationales, publiques et privées, et de corriger les tares de l’ancien modèle qui a montré ses limites. Mardi 25 mai, le président de la CSMD, Chakib Benmoussa, a présenté officiellement au souverain le rapport final de la Commission, selon un communiqué du Palais royal relayé par Maghreb Arabe Presse (MAP).
Quelles propositions comporte ce rapport de 170 pages remis au roi Mohammed VI à quelques mois des élections législatives de septembre 2021, à même d’endiguer la crise économique et sociale dans le pays? Quelles sont les grandes lignes du nouveau modèle de développement économique et quels sont les nouveaux moyens et leviers qu’il recommande par rapport à l’ancien, jugé inefficace par le roi Mohammed VI? Le nouveau modèle proposé peut-il servir de base pour redessiner le visage économique et social du royaume?
Pour mieux cerner les contours, les propositions et les recommandations de la CSMD définissant ce nouveau modèle de développement, Sputnik a sollicité le Pr Mehdi Lahlou, expert et chercheur marocain en économie, à l'Institut national de statistique et d'économie appliquée (INSEA) de Rabat.
«Ce rapport n’apporte pas les solutions adéquates attendues»
«En réalité, il y avait beaucoup d’attentes de la part de beaucoup d'observateurs au sujet de ce rapport. Cette commission qui devait rendre son texte au roi au bout de six mois, soit en juin 2020, a retardé cette échéance en raison de la pandémie de Covid-19, dont elle devait normalement prendre en compte les multiples impacts négatifs sur l’économie nationale. Elle ne l’a finalisé qu’à la du mois d'avril dernier et l’a présenté officiellement le 25 mai au roi», rappelle le Pr Lahlou.
Ainsi, «une première lecture du document nous permet de constater que finalement ce rapport n’apporte pas les solutions adéquates attendues à la crise économique et sociale que connaît le Maroc tout comme il ne répond malheureusement pas aux objectifs pour lesquels cette commission a été, a priori, créée».
En effet, selon le texte du rapport consulté par Sputnik, en décembre 2019, le roi Mohammed VI a appelé la Commission à une réflexion de portée stratégique, centrée sur l’identification et la résolution de problématiques systémiques à l’origine de l’essoufflement du rythme de développement. Elle doit également être à caractère global et intégrée, appréhendant le développement dans ses multiples dimensions (institutionnelle, économique, sociale, territoriale et environnementale), en cohérence avec les principes et les valeurs prônés par la Constitution du royaume. Et enfin, elle doit être de nature prospective, tenant compte des évolutions de moyen-long terme des contextes national et international et surtout, centrée sur le citoyen, en cohérence avec la réalité du pays, son potentiel et ses particularités, et déclinable de manière concrète en spécifiant les objectifs fixés, les leviers de changement proposés et les mécanismes de mise en œuvre retenus.
Quelques «failles et faiblesses» du rapport
Pour le Pr Lahlou, «ce rapport a beaucoup de failles et de faiblesses». «La première qui saute aux yeux du lecteur quelque peu averti est qu’il est très mal écrit sur le plan linguistique. Il semble aussi avoir totalement oublié le genre féminin puisqu'il ne parait parler qu'au masculin. Ceci en plus du fait qu’il est empreint d’un style aussi pompeux que philosophique beaucoup plus qu’économique et où des concepts, à l’instar de celui de valeurs économiques, ont été mal utilisés, ce qui les a vidés de leur portée économique réelle», explique-t-il.
Dans le même sens, «ce rapport, qui devait proposer un nouveau modèle de développement, comporte un défaut majeur qui est celui de ne pas avoir présenté les failles et tares de l’ancien modèle. La Commission n’a pas pu présenter une solide nouvelle vision du fait qu’elle n’est pas partie d’un constat juste de ce qui mené l’économie marocaine à l’impasse actuelle».
«Autre défaut fondamental: beaucoup de projets de principes généraux y sont proposés, comme l’accès aux services de base (l’eau, l’énergie, les transports, la santé, l’éducation et la formation). Mais à aucun moment ce rapport ne dit comment ces projets seraient financés et par quels plans d’action ils seraient mis sur pied», ponctue-t-il.
Le rapport réduit le rôle de certaines «institutions à celui de simples ONG»
Par ailleurs, Mehdi Lahlou pointe «une autre faille majeure. Nous sommes censés être dans une démocratie qui suppose le respect des institutions, dont les plus importantes sont le Parlement et le gouvernement. Or ce rapport réduit le rôle de ces institutions à celui de simples ONG ou d'instances d'enregistrement. Pis encore, il donne de vastes prérogatives à une sorte de nouvelle administration, faisant office de rouage de pilotage stratégique et de mécanisme en charge de diffuser les préceptes du nouveau modèle de développement, et ce sans indiquer comment et par qui elle serait composée».
Enfin, «le rapport évoque dans certains paragraphes la stabilité politique dont jouit le Maroc et appelle dans d’autres à un changement de même nature sans voir en cela une sorte de contradiction dialectique, alors que le pays est à la veille d'élections législatives supposément importantes qui amèneront un nouveau gouvernement élu sur la base d’un projet et d’un nouveau programme de développement économique social. Or, si l’on demande à ces institutions d’adopter ce rapport comme feuille de route, cela voudrait dire que les élections ne servent finalement à rien», déplore-t-il.
État des lieux et objectifs
L’économie marocaine, dont le secteur agricole demeure le moteur, reste marquée par le caractère volatile de la croissance, à cause de sa soumission aux aléas climatiques.
En effet, selon les chiffres officiels, à cause de la sécheresse qui a frappé le pays ces dernières années, le taux de croissance économique était de 2,5% du PIB en 2019, alors qu’il était de 4,1% en 2017 et de 3% en 2018. Ce qui confirme une tendance baissière. Par ailleurs, en raison de la pandémie de Covid-19 qui a frappé le monde entier en 2020, l’économie marocaine a enregistré une forte contraction de son activité avec une baisse du taux de croissance de 7,2%.
Durant la même période, le taux d’endettement public global a culminé au-delà de 80% du PIB: 82,2% en 2018, 80,4% en 2019 et 92% en 2020. Par ailleurs, le déficit de la balance commerciale était de 18,3% du PIB en 2018 et de 18,2% en 2019, avant d’enregistrer un léger repli en 2020 à 16,3% en raison de la crise du coronavirus. Pour ce qui est du déficit budgétaire, il était de près de 3% du PIB entre 2018 et 2019 et de 7,4% en 2020, à cause de la crise de Covid-19.
En conclusion, le Pr Mehdi Lahlou souligne que «ce rapport se donne une ambition, en termes d'indicateur de résultat, d'atteindre un PIB par habitant à l’horizon 2035 de 16.000 dollars américains en parité de pouvoir d'achat, contre 7.826 dollars fin 2019, soit donc un croissance de 6% annuellement à partir de la même année. Or, telle ne semble pas être une ambition impossible puisque le Maroc a triplé son PIB par tête durant les trois dernières décennies, lequel est passé de 2.500 dollars en parité de pouvoir d'achat en 1990 à 7.826 fin 2019».
«Ceci signifie que le rapport, dont les données ont été fournies par le FMI, qui table uniquement sur un doublement du PIB par tête d’ici 2035, ne peut soutenir l'idée d’une réelle nouvelle ambition pour le pays. Ceci en plus du fait que les effets de la crise du Covid-19 sur la croissance en 2020, 2021 et voir plus ne sont pas pris en compte, alors que la situation a toutes les chances de se corser davantage, ce qui rendrait l’objectif du PIB par tête de 16.000 dollars en 2035 hors de portée de l’économie marocaine», conclut-il.