Rabat fait «feu de tout bois»: que se passe-t-il entre le Maroc et l’Espagne?

Dans un entretien à Sputnik, l’économiste marocain Fouad Abdelmoumni explique que la crise migratoire et diplomatique entre le Maroc et l'Espagne «est due à trois facteurs qui se rejoignent intégralement»: la présence du Président de la RASD en Espagne, la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental et enfin la crise économique et sociale.
Sputnik

Des milliers de migrants, en majorité marocains, ont pris d’assaut l’enclave espagnole de Ceuta entre dimanche 16 mai au soir et mardi 18 mai. Ils seraient entre 6.000 et 10.000, dont 1.500 mineurs, à avoir traversé la frontière, selon des sources médiatiques espagnoles.

Cette vague migratoire a provoqué une crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne. En effet, après avoir été convoquée mardi à ce sujet par le ministère espagnol des Affaires étrangères, l’ambassadrice marocaine à Madrid, Karima Benyaich, a été rappelée à Rabat pour consultations tout comme sa consœur en Allemagne.

Ce mercredi 19 mai, lors d’une déclaration à la radio publique espagnole, le vice-président de la Commission européenne, Margaritis Schinas, a affirmé que sur le thème migratoire, l’Europe «ne se laissera intimider par personne» et elle ne sera «pas victime de ces tactiques» dans une allusion très claire au Maroc, selon l’AFP. Une déclaration qui laisse penser que ces migrants ont bien passé la frontière sous l’œil bienveillant des autorités marocaines.

Que se passe-t-il entre Rabat et Madrid? Quelle relation a cette crise diplomatique et migratoire avec la décision de l’Espagne de recevoir sur son sol le Président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), Brahim Ghali, pour des soins médicaux liés au Covid-19? Le Maroc tente-t-il un bras de fer avec l’Espagne et toute l’Europe en usant de la carte migratoire?

Dans un entretien accordé à Sputnik, Fouad Abdelmoumni, économiste marocain, membre du conseil d’administration de Transparency International Maroc et militant des droits de l’homme, estime que le royaume chérifien «s’est réellement lancé dans une opération de chantage aux migrants avec l’Europe, via l’Espagne», pour des considérations liées au dossier du Sahara, dont la présence du chef de la RASD sur le sol espagnol. Il ajoute que la situation économique et sociale des populations marocaines dans la région frontalière avec Ceuta est également à prendre en compte.

«Le dossier migratoire est une carte»

«Il y a certainement un désir intense chez une grande majorité des Marocains, notamment les jeunes, d’émigrer vers l’Europe», avance M.Abdelmoumni, soulignant que «jusqu’à récemment, le Maroc a contenu cette aspiration à l’émigration en servant de gendarme pour le compte de l’Europe à l’égard de sa propre population et de la population subsaharienne».

«Rabat considère le dossier migratoire comme une carte qu’il peut faire valoir dans les négociations avec l’Europe», poursuit-il. «Les pays européens sont conscients de ça et intègrent la question de l’immigration dans les aides qu’ils fournissent au Maroc, en plus des problèmes de sécuritaire et de lutte contre le banditisme et le terrorisme internationaux et leurs intérêts économiques au royaume.»

Ainsi, Fouad Abdelmoumni juge que c’est dans ce sens que «le ministre marocain des Droits de l’homme et l’ambassadrice du Maroc à Madrid ont tous les deux officiellement déclaré que l’Espagne ne pouvait que s’attendre à des mesures de rétorsion de la part du Maroc suite à l’accueil du Président de la RASD et chef du Front Polisario pour des soins médicaux».

«Une manœuvre tactique dans un enjeu plus global»

Cependant, selon l’interlocuteur de Sputnik, le prétexte de la présence de Brahim Ghali en Espagne «n’est qu’une manœuvre tactique dans un enjeu plus global».

En effet, après la déclaration de Donald Trump reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental dans le sillage de l’accord de normalisation de ses relations avec Israël en décembre 2020, «les autorités marocaines ont cru que le moment était propice pour réaliser des avancées substantielles en matière diplomatique, espérant voir un effet d’entrainement de l’Europe», explique-t-il. «Il se trouve que cet effet n’a pas eu lieu, bien au contraire. Il y a eu le changement de l’administration américaine, mais surtout une levée de boucliers assumée par l’Allemagne et l’Espagne à l’égard de cette reconnaissance. Berlin avait même provoqué une réunion du Conseil de sécurité de l’Onu pour dénoncer cette reconnaissance contraire au droit international», rappelle-t-il.

Dans ce contexte, M.Abdelmoumni juge que «la diplomatie marocaine, ayant vu que ses calculs n’allaient pas aboutir, est en train de faire feu de tout bois et de montrer toute la capacité de nuisance qu’elle peut avoir à l’égard de certains pays européens pour les amener à entrer dans ce jeu. Or, l’espoir des autorités marocaines de pouvoir réaliser des avancées significatives sur la question de la souveraineté sur le Sahara occidental, notamment à l’Onu, n’est plus d’actualité. Le Maroc a même été acculé à stopper net la vague d’émigration, après que la Commission européenne a fait savoir au gouvernement marocain que Ceuta n’est pas à la frontière de l’Espagne uniquement, mais aussi de l’Europe et que ce comportement n’était pas tolérable».

Concernant le point de vue de la population marocaine sur l’accord de normalisation avec l’État hébreu en contrepartie de la reconnaissance américaine de la souveraineté du royaume chérifien sur le Sahara occidental, l’expert indique que la majorité «des Marocains considèrent que le Sahara est une terre marocaine».

«Le Sahara occidental a eu un coût exorbitant sur les revenus du pays en termes d’investissements non rentables, de dépenses militaires qui a lourdement pénalisé le développement du pays, et ce depuis 1975. Beaucoup de Marocains ont donc vu d’un bon œil la décision de Trump, malgré le rétablissement des relations avec Israël. Mais les attaques israéliennes contre la bande de Gaza ont suscité la colère, sortant par milliers au moins dans 50 villes du pays pour les condamner et exiger la rupture de l’accord tripartite de normalisation avec l’État hébreu».

Quid des conditions économiques et sociales?

Au-delà des enjeux politiques sur la question du Sahara occidental, M.Abdelmoumni pense qu’ «une grande majorité de Marocains, hommes et femmes, ne voient plus d’avenir dans leur pays et considèrent que l’une des options de salut qui s’offre à eux est de rejoindre le sol européen».

Selon lui, «cette situation s’est doublement aggravée durant les derniers mois, dans le contexte du confinement lié au Covid-19 qui a paupérisé une partie énorme de la population, en plus de la décision des autorités d’assécher les activités de commerce informel avec les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, qui sont la seule source de revenus des populations vivant dans ces régions».

Pour étayer son propos, l’économiste explique qu’«aujourd’hui, au Maroc, à peine 45% de la population est considérée comme active, soit près de 12,5 millions de personnes sur 35 millions». Et de préciser que «sur ces 12,5 millions d’actifs, seuls trois millions ont un emploi décent, au sens de travail stable avec les assurances sociales y afférentes. Tous les autres vivotent grâce à des activités plus au moins informelles qui sont celles qui ont été les plus impactées par le confinement lié au Covid-19».
«Suite au confinement, 600.000 emplois avaient été perdus durant les trois premiers mois de l'année 2020, portant le nombre de chômeurs à 1,5 million de personnes», détaille le spécialiste. «Le Haut-commissariat au plan a fait dernièrement savoir que le revenu moyen par tête des 20% des employés les plus riches était de 450 euros par mois, alors que celui des 20% les plus pauvres était de 50 euros. Cette même institution a déclaré que l’indice des inégalités au Maroc était de 46,5%, au-dessus de son seuil socialement tolérable qui est de 42%».

Enfin, Fouad Abdelmoumni rappelle que «le roi avait déclaré en 2014 et 2017 que le modèle de développement du pays n’était plus fonctionnel, annonçant la création d’une commission de réflexion sur un nouveau modèle dont on ne voit toujours pas les débuts». Ceci en plus d’un «large sentiment d’accaparement de la richesse et de l’État par une caste infiniment petite de grands bourgeois rentiers», conclut-il.

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