Marine chinoise face à l’US Navy: «Les rapports de forces sont en train de s’inverser en nombre»

La modernisation à marche forcée de la marine de guerre chinoise inquiète les États-Unis, soucieux de conserver leur domination sur les mers. Ancien commandant de sous-marin d’attaque, Hugues Eudeline estime que la flotte de l’empire du Milieu sera très puissante à l’orée des années 2040. Entretien vidéo.
Sputnik

Avec 300 soldats, un sous-marin et dix bâtiments de surface, la phase maritime opérationnelle des exercices interarmées, baptisés ARC21, entre le Japon, la France, l’Australie et les États-Unis s’est déroulée ce 14 mai sur l'île de Kyushu dans le sud-ouest de l’archipel nippon. Point commun entre ces quatre pays, ils craignent l’affirmation croissante de la puissance maritime chinoise dans la région. Dotée de 350 bâtiments, la marine militaire chinoise est désormais la plus importante. Elle devance même en nombre les 293 vaisseaux de l’US Navy! L’ancien chef des forces américaines dans la région indo-pacifique, l’amiral Davidson, s’en inquiétait en mars devant le Congrès. Le haut gradé évoquait une modernisation accélérée avec le lancement de «vingt-cinq nouveaux navires de guerre» chinois durant la pandémie. Des «navires amphibies et des frégates» qui seraient employés pour la prise de contrôle du détroit de Taïwan tandis que les «croiseurs et les sous-marins équipés de missiles balistiques» serviraient à tenir les États-Unis à distance. Des propos immédiatement dénoncés par Pékin, estimant que le militaire américain «exagérait» la menace pour justifier la hausse du budget du Pentagone et la présence des États-Unis en Asie.

Lignes rouges –Jean-Baptiste Mendes reçoit Hugues Eudeline, ancien capitaine de vaisseau, vice-président de l’Institut Jacques-Cartier, spécialiste de la marine chinoise et des violences maritimes.

La naissance d’une puissance maritime

«Les rapports de forces sont en train de s’inverser en nombre, c’est certain», confirme Hugues Eudeline, spécialiste de la marine chinoise. En revanche, l’avantage serait encore en faveur des États-Unis, les bâtiments de combat américains, notamment les sous-marins et porte-avions, ont «une expérience» et une supériorité technologique que les Chinois sont «très loin d’avoir atteintes». Pour l’ancien commandant de sous-marins d’attaque, il est complexe de connaître la qualité de la marine chinoise. Cette flotte s’aventure «très peu loin de ses bases». Elle «n’a pas de conflits en cours». Or c’est précisément à l’occasion d’exercices ou de guerres que l’on reconnaît la valeur de «son personnel, de son matériel et de son commandement». Par ailleurs, une croissance rapide du nombre de bâtiments demande de former de très nombreux équipages en très peu de temps.

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Soixante-dix ans, c’est la durée de construction d’une flotte militaire d’importance, pour Hugues Eudeline. Si la marine de l’armée populaire de libération (APL) a fêté ses soixante-dix ans d’existence en 2019, ce n’est que dans les années 1970 avec Deng Xiaoping que la marine chinoise a réellement entrepris de se développer. Et l’expert d’ajouter que «soixante-dix ans plus tard, on arrive bien effectivement vers les années 2040», décennie stratégique du «rêve chinois» de Xi Jinping redonnant à l’empire du Milieu sa fierté nationale en 2049, centenaire de la prise de pouvoir du Parti communiste chinois après un siècle d’humiliations occidentales. «C’est vraiment du très long terme, les Chinois savent qu’il leur faut du temps et ils ne sont  pas pressés.» Et l’affirmation de la puissance chinoise passera forcément par les mers, selon Hugues Eudeline, qui cite Walter Raleigh, explorateur anglais du XVIIe siècle:

«“Celui qui commande la mer commande le commerce; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même.” C’est exactement ce que les Chinois recherchent actuellement. Peut-être pas contrôler le monde lui-même, mais certainement revenir à une position prééminente dans le monde.»

En 1820, le PIB chinois représentait un tiers du PIB mondial, plaçant la Chine «bien au-dessus de tous les autres pays occidentaux». Alors que certains observateurs estiment que le PIB chinois aura dépassé le PIB américain d’ici 2030, Hugues Eudeline voit en Pékin «une puissance maritime en devenir» qui se «donne les moyens» de parvenir à ses fins.

Vers une hégémonie chinoise?

Alors que 90% du commerce mondial se fait actuellement par voie maritime, la stratégie chinoise consiste à «commander les mers» qui l’entourent. En particulier la mer de Chine méridionale. Le but? Être en mesure de «les fermer à des pays étrangers».

«La Chine a remblayé un certain nombre de hauts fonds pour construire sept bases en mer de Chine du Sud, dont trois sur lesquelles elle a implanté des pistes d’aviation de 3.000 mètres de long, capables de recevoir tous les types d’avions possibles. Cela lui permet de contrôler par moyens aérien et maritime l’ensemble de cette mer de Chine du Sud.»

Une hégémonie chinoise est-elle alors envisageable dans l’Indo-Pacifique? Si le spécialiste de la région n’exclut pas une intervention chinoise à Taïwan, l’inversion des rapports de forces maritimes dans la région aurait forcément des «conséquences énormes» sur le commerce mondial. Premiers concernés, les géants économiques que sont la Corée du Sud, le Japon ou encore Singapour. Ce scénario inquiéterait Washington, qui a opté pour une approche de liberté de navigation.

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«Sans liberté de navigation, il n’y a plus de commerce maritime ou du moins il est gêné» pour l’ancien commandant de sous-marin. Mais il nuance son propos, en évoquant les faiblesses géographiques de l’empire du Milieu. Contrairement aux États-Unis qui disposent de deux immenses façades maritimes lui permettant de détenir une position commerciale stratégique, la Chine n’a «qu’un seul accès à la mer»: l’océan Pacifique. Elle est «bloquée par une première ligne d’îles qui ne lui appartiennent pas». Pour sortir de ses ports, elle a donc besoin de traverser «des détroits contrôlés par d’autres». C’est le cas notamment du précieux détroit de Malacca, reliant le Pacifique à l’océan Indien. Autre handicap signalé par Hugues Eudeline, une zone économique exclusive (ZEE) relativement limitée par rapport à la superficie de son territoire. Avec 3.879.666 km2, elle est la dixième au monde, correspondant seulement à 40% de sa superficie terrestre. À titre de comparaison, ce ratio est de 100% pour les États-Unis et de plus de 1.000% pour la France, respectivement premier et deuxième domaines maritimes au monde.

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