Il y a de l'eau dans le gaz entre les États-Unis et la Turquie. Et la crispation a atteint des sommets ces derniers jours après la reconnaissance du génocide arménien par Washington.
Le ministre turc des Affaires étrangères a convoqué ce samedi 24 avril l'ambassadeur américain pour protester contre la décision du Président Joe Biden. La Turquie a toujours été intransigeante dans son refus d’admettre avoir perpétré un génocide à l’encontre des Arméniens. Le sujet est toujours aussi sensible pour les Anatoliens.
Lors d'une réunion avec des conseillers ce 22 avril, Erdogan a indiqué «qu'il continuerait de défendre la vérité contre ceux qui soutiennent le mensonge du soi-disant “génocide arménien” [...] à des fins politiques».
S-400 russes
Au cœur des bisbilles entre les deux États, pourtant alliés et membres de l’Otan, se pose toutefois un grief d’ordre plus technique et stratégique: la commande de systèmes de défense anti-missiles russes S-400. La semaine dernière, le ministre turc des Affaires étrangères a annoncé la poursuite des négociations avec Moscou sur un second lot S-400 pour le pays.
«Nous dire quoi acheter et à qui, ce n’est pas correct. Ils [les USA, ndlr] savent pourquoi nous avons acheté le S-400. Nous en avions besoin et nous l'avons acheté. Avons-nous besoin de plus ? Oui. Si vous voulez que nous achetions chez vous, vous devez offrir des prix raisonnables et des conditions appropriées - garanties, transfert de technologies », soulignait le ministre Mevlüt Çavuşoğlu sur l'antenne de la chaîne Haberturk TV la semaine dernière.
Les livraisons des systèmes de défense antiaérienne russes S-400 ont commencé à la mi-juillet 2019. La première commande a valu à Ankara des sanctions de la part de Washington qui avait exigé que la Turquie renonce à son accord avec Moscou. Les Américains avaient proposé en substitution leurs systèmes Patriot. En cas de refus d’obtempérer, ils avaient menacé de retarder, voire d’annuler, la vente des chasseurs F-35 Lightning II à Ankara et d'imposer des sanctions conformément à la CAATSA (loi pour contrer les adversaires des États-Unis par des sanctions). Ce qui n’a pas dissuadé les Turcs de poursuivre les négociations sur un lot supplémentaire de S-400.
Jessica Maxwell, porte-parole du Pentagone, a répété la semaine dernière auprès de RIA Novosti une ferme opposition aux intentions turques : «Notre position n'a pas changé. Les S-400 sont incompatibles avec les F-35 et la participation de la Turquie à son programme [de production] a été interrompue. Nous continuons à avancer dans le processus d'exclusion formelle de la Turquie du partenariat avec les F-35, comme cela avait été annoncé en juillet 2019.»
«Un double jeu» d’Erdogan qui aurait une date d’expiration
En mars dernier, le porte-parole du Service fédéral de coopération militaro-technique russe Valery Rechetnikov s’exprimait sur la possibilité de livrer à la Turquie des chasseurs de la cinquième génération Su-57 et ceux de génération 4++ Su-35. Il évoquait également la collaboration avec Ankara sur le projet de chasseur Turkish Fighter (TF-X).
La décision de basculer dans ce genre de coopération avec les Russes pourrait exacerber les tensions entre Ankara et l’Occident du fait de l’interopérabilité avec l'Otan. Des différends qui risquent d’éloigner encore le pays d’Erdogan de l’orbite occidentale. En effet, dans presque toutes ses grandes manœuvres géopolitiques de ces dernières années, la Turquie a froissé d’une manière ou d’une autre ses alliés de l’Ouest. Sur des dossiers aussi stratégiques que la Syrie, la Libye, le Haut-Karabakh et la Méditerranée orientale, la position turque s’est notamment considérablement éloignée de celle de Washington.
Entre Moscou et Washington, «Erdogan joue un double jeu, mais le problème, c’est qu’il faudra à terme que la Turquie choisisse son camp. Sa stratégie a une date d’expiration. Et celle-ci est très fortement liée à la conjoncture économique. Il ne va pas avoir éternellement les moyens de ses ambitions», prévient Roland Lombardi au micro de Sputnik.
Ce spécialiste du Moyen-Orient se réfère ici aux difficultés économiques que traverse la Turquie actuellement. Son modèle économique fondé sur les exportations et le tourisme de masse pâtit de la pandémie.
À terme, «la Turquie aura besoin de soutien, en particulier de soutien financier. Et en continuant de jouer l’entre-deux, entre Moscou et Washington, elle pourrait ne plus en avoir», ajoute le chercheur. Il nuance son propos en rappelant que les Américains sont tout aussi dépendants d’Ankara.
«Les États-Unis jouent un jeu trouble. D’un côté, ils sont fermes avec la Turquie et prennent des décisions très frontales. De l’autre, ils ont besoin de la Turquie dans leur stratégie antirusse.»
Et Ankara ne s’empêche pas de rappeler de temps en temps que cette base militaire pourrait bien être fermée à tout moment. Ce jeu d’équilibriste voit chaque acteur manœuvrer à sa manière. Pour Roland Lombardi, le récent rapprochement d’Ankara avec l’Ukraine sur fond de visite du chef de l’État ukrainien en Turquie serait en effet «un message envoyé à Washington». Ce geste apaisera-t-il les tensions entre les USA et la Turquie? Rien n’est moins sûr.