La Mafia: jusque-là, en Tunisie, évoquer un tel mot relève plutôt de «la façon de parler», du lexique lointain d’un propos de bistrot, d’une métaphore pour appuyer son récit sur l’état de la corruption des fonctionnaires et des gens fortunés. Dans la conversation ordinaire, le Tunisien va même jusqu’à traiter son interlocuteur de «mafia», histoire de le congratuler, de le complimenter en soulignant sa fine intelligence et sa capacité de parer les ruses méchantes dont le menacerait son entourage.
Pour que la moindre comparaison soit possible entre la Tunisie et cette Italie-là, il fallait au Tunisien moyen qui constitue l’opinion publique un élément décisif: la complicité clairement établie, du moins juridiquement évoquée, entre le personnage mafieux et l’homme d’État en exercice. Pour cet élément, une nouvelle étape vient d’être franchie ces derniers mois. L’arrivée, via Naples, sur les quais du port de Sousse, ville-fleuron du tourisme balnéaire, de centaines de containers de déchets nocifs, cargaison d’abord fortement suspectée par les associations de défense de l’environnement, puis rapidement dénoncée comme frauduleuse par le gouvernement et les instances de la justice. Celles-ci, en un temps record, a diligenté enquête et instruction et ordonné l’arrestation de plusieurs hauts fonctionnaires dont le ministre de l’Environnement en exercice dans l’actuel gouvernement de Hichem Mechichi!
La cassure est ainsi consommée entre la présidence de la République, d’une part, un gouvernement et la majorité parlementaire qui assure à celui-ci existence et continuité, d’autre part. La fracture ne cesse et ne cessera de s’élargir et de creuser son hiatus jusqu’à un point de non-retour, peut-être déjà atteint.
Mais quel avenir pour ce sursaut d’espoir qui vient de redonner vigueur à l’initiative de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la seule qui paraît pouvoir bousculer un paysage politique désespérément immobile? Annoncée dès le mois de novembre 2020, elle a été admise à demi-mot par le sphinx du palais de Carthage censé la bénir de son «haut patronage». La classe politique et bien sûr l'UGTT, ainsi que le simple observateur parmi les citoyens, tous les acteurs et spectateurs plus ou moins passifs d’une scène désespérément bloquée s’agrippent à ce projet d’initiative, à cette bouée de sauvetage encore indistincte, lointaine dont seul un Président muet à ce propos pourrait en préciser les modalités, en décider les échéances et l’ordre du jour.
Sauf que l'une des toutes dernières sorties, à la mi-février dernier, de ce maître d’oracles confortablement installé par les urnes à Carthage ne permet de présager que davantage de confusion et de brumes. En se saisissant de sa plume d’oie, trempée dans l’encrier des temps jadis, Kaïs Saïed vient de rendre sa copie au parlement au sujet d’une loi votée par celui-ci simplifiant les règles de la mise en place de la Cour constitutionnelle. L’adresse manuscrite et soigneusement calligraphiée soulève certes de sérieuses objections quant à la conformité de cette loi au droit, mais les points strictement techniques évoqués par l’envoyeur sont noyés dans une logorrhée de sarcasmes, de références littéraires et coraniques.
Au-delà de ces fioritures de style désormais admises comme la marque de fabrique du Président, la nouvelle crise autour de la Cour constitutionnelle révèle la stratégie à long terme, jusqu’à la fin de son mandat en 2024 du moins, pour rester maître d’un jeu politique dont il n’a ni conçu la trame ni déterminé les règles et les rôles.