Viol. Quatre lettres qui reviennent souvent dans les rubriques «faits divers» de la presse du royaume chérifien. Un mot qui suscite une forte indignation de la part de nombreux Marocains à chaque nouveau cas et ils sont nombreux. Une vérité sinistre, mais dont on parle peu dans le pays, car elle est toujours considérée comme «hchouma» (déshonorante).
Pourtant, le viol n’a rien d’un fait divers au Maroc puisque 30% des femmes violentées au Maroc l’aurait subi, d’après la dernière enquête du ministère marocain de la Famille, de la Solidarité, de l’Égalité et du Développement social publiée en 2020. Mais la réalité fait que par peur de l’opprobre et de la «hchouma», ses victimes préfèrent se murer dans le silence. Seules 6,6% d’entre elles osent porter plainte, d’après le même rapport. «C’est un cercle vicieux, la société reste sourde face aux souffrances des victimes de viol et les victimes elles-mêmes demeurent muettes par peur du qu’en dira-t-on. Résultat: le tabou persiste et les viols, même en étant très courants, restent vus comme des incidents, des cas isolés tout au plus», résume à Sputnik la militante marocaine pour les droits des femmes Bouchra Abdou.
Libérer la parole
C’est justement pour briser ce silence et contribuer à faire voler en éclat le tabou tenace qui entoure le viol que le studio Jawjab a lancé «#TaAnaMeToo» («Moi aussi je suis MeToo»), le 8 mars, à l'occasion de la journée internationale des femmes. Une série de capsules vidéo, inspirée du mouvement mondial #MeToo, qui met en images des témoignages poignants de victimes de viols marocaines. Chaque témoignage représente «un cas typique des viols qui surviennent dans la société marocaine», selon les créateurs de la web-série.
Jawjab est un studio créatif marocain appartenant à Ali’n Productions, société fondée par le célèbre cinéaste et réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch. Il n’est pas à sa première production coup de poing. Son équipe avait déjà lancé notamment «Marokkiates» pour faire bouger les lignes sur le harcèlement sexuel.
Par peur de l’affront, les jeunes femmes témoins ont toutes refusé de se confier à visage découvert. Le studio créatif a donc demandé à de jeunes artistes marocains d’illustrer leurs histoires en dessins. Les voix tremblantes de ces victimes suffisent pour traduire leur désespoir extrême.
«J’ai signé mon arrêt de mort le jour où je me suis mariée: le viol conjugal est le pire de tous, car il se produit chaque soir. Dès que la nuit tombait, j’avais la boule au ventre. J’avais peur. Alors je m’arrangeais pour me coucher très tôt, avant qu’il ne rentre du travail. Mais rien n’y faisait: il me réveillait et me forçait à avoir des rapports sexuels avec lui», confie l’une des victimes dans l’un des épisodes de la web-série.
«J’avais 10 ans quand mon frère m’a violée pour la première fois. Et cela a duré pendant plusieurs années», soupire une autre, qui a pourtant tenté d’alerter sa famille à plusieurs reprises sur le calvaire qu’elle endurait, en vain.
«Ma mère m’a accusée d’avoir tout inventé», regrette la jeune femme. «Quant à mon père, il a été bouleversé au début quand je lui ai raconté. Il a même pensé porter plainte, mais il a très vite changé d’avis… 12 ans plus tard, mon frère va se marier. Il est passé à autre chose, comme si de rien n’était.»
Contactée par Sputnik, la jeune productrice exécutive de #TaAnaMeToo Zaïnab Aboulfaraj décrit ainsi la vocation de la web-série: «Donner un maximum de résonance aux histoires de victimes de viol qui ont fait le choix courageux de parler. À travers la web-série, nous souhaitons leur offrir une tribune pour faire en sorte que leurs souffrances soient désormais écoutées par la société. Parler pourrait les libérer du poids du secret».
En répondant aux questions de Sputnik, la jeune journaliste s’arrête sur les grandes difficultés qu’elle a rencontrées pour recueillir des témoignages, tant le sujet est tabou dans le pays: «Je me suis adressée à un bon nombre d’associations marocaines qui viennent en aide aux femmes victimes de viol. À chaque fois, j’ai été confrontée à beaucoup de méfiance et parfois à des refus catégoriques. Souvent, je n’arrivais pas à convaincre les femmes de parler, tellement elles étaient craintives, bien que je leur assurais l’anonymat. Toutes avaient peur du regard de l’autre, surtout celui des membres de la famille… Dans une société culpabilisatrice comme la nôtre, certaines victimes craignaient de se retrouver dans la rue ou pire, derrière les barreaux».
Le fardeau du secret
Dans l’article 486 du Code pénal marocain, le viol est défini comme «un acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci». Sauf qu’il appartient aux victimes de prouver qu’elles ont été abusées pour éviter la double «peine» d’être condamnées pour relation sexuelle hors mariage en vertu de l’article 490. Ce texte punit d’emprisonnement «d’un mois à un an toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont des relations sexuelles entre elles».
«Si la plupart des victimes n’osent toujours pas porter plainte contre leurs violeurs, c’est parce que l’accès à la justice est semé d’embûches. En particulier sur le plan procédural. Les éléments de preuve exigés notamment, la présence de témoins, est quasi impossible à assurer compte tenu des conditions dans lesquelles sont perpétrés ce genre de crimes. Par peur des représailles, l’écrasante majorité des cas préfère ne pas s’aventurer dans ce labyrinthe», ajoute la présidente de Tahadi.
C’est finalement grâce à l’aide de cette ONG qui vient en aide aux victimes de viol, située dans un quartier pauvre de la ville de Casablanca, que Zaïnab Aboulfaraj est arrivée à recueillir les témoignages glaçants que l’on retrouve dans la web-série.
La parole se libère
Dans la foulée de cette prise de parole inédite, une vague de mobilisation et d’indignation a envahi les réseaux sociaux au Maroc, Twitter et Facebook en tête. Le hashtag #TaAnaMeToo et les vidéos-témoignages de la web-série sont vite devenus viraux. Ces quatre épisodes continuent de faire le tour de la Toile dans le pays.
Nombreux sont les internautes qui ont applaudi le courage des protagonistes des quatre épisodes.
Sous le même hashtag, d’autres internautes moins nombreux, font déjà écho de l’appel lancé par les créateurs de la web-série avec des témoignages tout aussi poignants sur les viols qu’elles ont, elles aussi, subis.
«Plusieurs autres femmes marocaines victimes de viol m’ont contactée depuis le lancement de la web-série pour me raconter à leur tour leurs histoires. Certaines me remerciaient d’avoir contribué à mon échelle à lever le voile sur ce phénomène de société», confie la productrice exécutive de #TaAnaMeToo, émue.
«Un phénomène de société», c’est ce qualificatif que préfère aussi employer la présidente d’ATEC pour désigner le fléau du viol au Maroc. «Dans une société où stéréotypes, banalisation des faits et culpabilisation de la victime sont récurrents, beaucoup de victimes font le choix de se taire. De ce fait, aussi bien les chiffres officiels que ceux non officiels sont sous-estimés et ne représentent pas l’ampleur réelle du phénomène», constate la militante féministe Bouchra Abdou.
«Dans notre centre, les cas de femmes violées recensés ont été au nombre de 10 en 2016, 12 en 2017, 12 en 2018, 10 en 2019 et 35 en 2020. Et cela continue. Nous avons enregistré 15 cas de viol déjà depuis le 1er janvier 2021», regrette-t-elle.
Les deux interlocutrices de Sputnik s’accordent sur l’impérieuse nécessité pour le gouvernement marocain d’affronter le viol dans sa réalité globale, au-delà des tragédies individuelles. «Il est impératif de sortir une loi plus globale qui assure en plus de la répression de l’auteur du crime, la protection des victimes, la prévention de tels actes et la réparation psychologique et physique de celles et ceux qui les ont subis», insiste Bouchra Abdou.
«La libération progressive de la parole des femmes victimes de viol est primordiale afin de mettre les autorités publiques face aux réalités sociales. La peur doit changer de camp. Ce ne sont pas les victimes qui devraient avoir peur, mais plutôt leurs violeurs», conclut Zaïnab Aboulfaraj.