Les contacts avec l’Égypte ont lieu «juste un cran au-dessous du plus haut niveau», a indiqué le président Recep Tayyip Erdogan. Dans une discrétion de bon aloi, Le Caire et Ankara ont fait un premier pas l’un vers l’autre le 12 mars, mettant fin à sept années de relations particulièrement tendues. Depuis 2013, aucun contact diplomatique n’avait eu lieu entre les deux capitales.
Intérêts communs en Méditerranée orientale
Un changement radical de stratégie que Gérard Vespierre, directeur de recherche à la Fondation d’études pour le Moyen-Orient (FEMO) et président de Strategic Conseils, attribue avant tout à un impératif géoéconomique.
«Des deux côtés, il y a des perspectives d’exploitation gazière en Méditerranée orientale. Elles ont déjà commencé en Égypte, qui prévoit d’ailleurs d’être autosuffisante en gaz dans quelques années. La Turquie veut également exploiter du gaz en Méditerranée orientale, donc il y a besoin d’une entente entre les deux pays sur ce dossier-là», explique-t-il au micro de Sputnik.
Ainsi, «les deux pays font le pari d’une collaboration en Méditerranée orientale plutôt que de rester des acteurs antagonistes», ajoute le chercheur.
Au cœur des tensions entre les deux pays se trouvait le coup d’État de l’été 2013, mené par le Général Abdel Fatah al-Sissi à l’encontre de Mohamed Morsi, Frère musulman* élu Président d’Égypte en 2012.
Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, soutien de longue date de la mouvance frériste, n’avait jusqu’ici pas digéré ce coup de force contre son allié. Un incident qui a provoqué près d’une décennie de tension entre les deux puissances régionales. Paradoxalement, des circonstances dramatiques ont accéléré la paix.
«On dit en économie que “le marché dicte”, cela vaut aussi pour la géopolitique», résume Gérard Vespierre.
En effet, les deux pays sont actuellement dans des situations difficiles sur le plan économique. En Turquie, de mauvaises politiques monétaires qui ont favorisé une croissance basée sur l’endettement et le manque de confiance des marchés sont à l’origine d’une inflation galopante, analyse Erinc Yeldan, professeur d’économie à l’Université Kadir Has à Istanbul dans les colonnes de Capital.
Économies en berne
«L’inflation a été de 14,6% officiellement en 2020. Mais ce chiffre n’est qu’une moyenne. Elle est beaucoup plus haute, aux alentours de 22%, pour les produits alimentaires qui composent l’essentiel des dépenses des populations aux revenus modestes», explique-t-il. Selon l’économiste, la hausse des prix cumulée depuis 2018 des produits alimentaires a été de 55%. À ces problèmes d’inflation s’ajoutent les conséquences économiques du coronavirus, notamment sur le secteur touristique, qui représentait en 2018 près de 4% du PIB et 7,7% de l’emploi du pays.
En Égypte, les dynamiques sont, à de multiples égards, similaires. Notamment en ce qui concerne l’industrie touristique, l’un des fers de lance de l’économie égyptienne. En 2020, le secteur représentait 5,5% du PIB égyptien et près de 10% des emplois du pays. Ce à quoi l’on peut ajouter une pression démographique extrêmement forte, le marché de l’emploi ne parvenant plus à digérer les nouveaux arrivants.
«Les potentiels exploitants des ressources gazières en Méditerranée orientale ne peuvent devenir des opérateurs que dans un climat géopolitique apaisé et stable. S’il y a des tensions, ceux-ci seront réticents à l’idée de se lancer dans des projets dans la région. Ils ont besoin de stabilité et de visibilité.»
La priorité est donc à la désescalade. Fini le temps où Recep Tayyip Erdogan qualifiait le Président Sissi de «tyran». Fini aussi le temps durant lequel des personnalités politiques égyptiennes voulaient accueillir les opposants politiques au gouvernement d’Erdogan. Les opportunités économiques que représente une relation de bon voisinage semblent prendre le pas sur les vieux griefs qui avaient mis à mal les relations bilatérales.
Libye, clé de voûte de la détente?
Un cercle vertueux semble ainsi s’être enclenché. Le ressac de tensions se ressent d’ores et déjà en Libye, là où les deux pays sont directement impliqués, mais aussi progressivement dans la région entière:
«Il y a désormais en Libye un semblant de gouvernement unifié. Maintenant que les tensions s’y réduisent, l’une des conséquences collatérales positives est que les tensions entre certains acteurs du conflit s’évaporent progressivement. La Libye est d’ailleurs représentative d’une décrispation régionale plus large», explique Gérard Vespierre.
Le directeur de recherche à la FEMO en veut d’ailleurs pour preuve les normalisations successives des relations entre Israël et des pays arabes ces derniers mois. Des normalisations qui, selon lui, ont également poussé Le Caire et Ankara à se rabibocher.
«Il est bien évident que le développement des initiatives géopolitiques israéliennes récentes offre à l’état juif un rayonnement international positif. La diplomatie turque, notamment, veut s’inscrire dans des initiatives similaires pour se détacher de son image pour le moins belliqueuse et ne pas laisser à Israël le monopole de l’image du pacificateur régional», souligne-t-il.
Reste une inconnue de taille: quelle va être la réaction des voisins de la Turquie et de l’Égypte, qui pourraient se sentir menacés dans leurs intérêts par ce rapprochement? C’est notamment le cas de la Grèce et de Chypre qui entretiennent des relations pour le moins tumultueuses avec leur voisin turc sur le dossier des zones économiques exclusives en Méditerranée orientale.
*Organisation terroriste interdite en Russie