La crise politique met la Tunisie au pied du mur

Le conflit qui oppose le Président de la République tunisien au chef du gouvernement bloque l’action de l’exécutif et paralyse la vie économique du pays. La seule voie de sortie de crise pourrait être l’activation de l’article 80 de la Constitution qui permet au Président de légiférer par ordonnance.
Sputnik

La Tunisie est dans une impasse politique depuis plus d’un mois. Le 5 janvier 2021, Hichem Mechichi décidait de limoger le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine et d’assurer l’intérim de ce poste. Charfeddine est un des responsables les plus proches du Président Kaïs Saïed, qui n’a pas du tout apprécié la mesure prise par son chef du gouvernement qu’il avait nommé six mois auparavant. Le 16 janvier, Hichem Mechichi est revenu à la charge et a annoncé un remaniement ministériel qui touchait 11 portefeuilles sur les 25 que compte le gouvernement. Pour le Président tunisien, cette mesure a sonné comme une déclaration de guerre.

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Si les 11 nouveaux ministres ont obtenu la confiance de l’Assemblée des représentants du peuple dirigée par Rached Ghanouchi –président du parti islamiste Ennahda devenu le principal allié de Hichem Mechichi–, ils ne peuvent prendre leurs fonctions sans passer par la case du Palais de Carthage où ils doivent prêter serment devant le Président de la République. Et celui-ci refuse catégoriquement d’adouber ces ministres fraîchement promus, reprochant à Mechichi d’avoir nommé uniquement des hommes dont certains font même l’objet de soupçons de corruption.

«Ainsi, en ce qui concerne les noms de certains membres proposés qui ne vous sont pas étrangers et que je vous ai signalés sur la base des rapports de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, notamment en liaison avec les faits qui leur sont reprochés et qui sont reprochés à ceux qui se cachent derrière eux, vous ne pouvez pas feindre de les connaître et disposez, tout comme moi, de tous les détails à ce sujet. Ceux qui feraient semblant d’ignorer ou de minimiser ces faits sont désormais connus de tous», a indiqué le Président dans une lettre adressée à son chef du gouvernement le 8 février dernier.

Sous les ordres du Président

Taoufik Al Medini, sociologue politique tunisien résidant en Syrie, estime que cette crise est le résultat de la confrontation de deux conceptions de la gestion des affaires publiques. «Kaïs Saïed veut disposer seul des leviers du pouvoir exécutif et faire en sorte que Hichem Mechichi ait le statut de Premier ministre et qu’il soit donc sous ses ordres», explique-t-il à Sputnik. L’analyste estime que le chef de l’État refuse de reconnaître la réalité imposée par la Constitution de 2014:

«Ses dispositions accordent au chef du gouvernement des pouvoirs plus étendus qu’au Président de la République.»

L’enchevêtrement du partage des prérogatives entre les deux têtes du pouvoir exécutif fait que le processus de désignation des nouveaux ministres puisse être bloqué en bout de piste par le simple refus d’organiser la cérémonie de prestation de serment. Pour le sociologue, Rached Ghanouchi reste le véritable maître du jeu puisqu’il est parvenu à retourner Hichem Mechichi contre celui qui l’avait désigné durant la crise de l’été 2020.

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La stratégie du parti islamiste est d’agir en régulateur de la vie politique du pays au gré de ses intérêts. «Il existe des velléités d’Ennahda d’aller vers un système (purement) parlementaire afin de lui permettre de contrôler la vie politique durant une longue période. Ennahda a bâti sa stratégie sur la particularité de la loi électorale tunisienne qui ne permet pas d’avoir des blocs parlementaires au sein de l’Assemblée mais une représentation faite d’une mosaïque de petits partis.»

«In fine, il est impossible d’obtenir une majorité parlementaire qui puisse former un gouvernement homogène et permettre au chef du gouvernement d’appliquer son programme», note Taoufik Al Medini.

Jusqu’au-boutiste, Hichem Mechichi a enfoncé le clou en limogeant, le 15 février, cinq autres ministres. Mais le blocage de la vie politique a des conséquences directes sur la gestion du pays. Confrontée à une crise économique et sociale, la Tunisie subit de plein fouet les effets de la pandémie de Covid-19. Une situation tendue qui a provoqué des émeutes dans plusieurs régions au mois de janvier, marquant le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne.

Mais Taoufik Al Medini est persuadé que le Président tunisien est capable de mettre le pays sur la voie du développement. «Le Président Kaïs Saïed dispose d’un programme politique d’envergure nationale qui peut permettre à la Tunisie de dépasser la crise multidimensionnelle dans laquelle elle est empêtrée», estime-t-il. 

«Le projet politique de Rached Ghanouchi vise à contrôler les institutions pour lui permettre de construire un État islamique. Or, cette vision va à contresens des attentes du peuple tunisien qui a mené une révolution après des décennies de dictature», souligne le sociologue.

Il précise par ailleurs que les Tunisiens attendent surtout  le règlement de leurs problèmes socio-économiques. Aujourd’hui, près de deux tiers de la population tunisienne vit sous le seuil de la pauvreté. «De plus, la corruption a atteint des taux plus importants que durant l’ère du Président Zine el Abidine Ben Ali», note Taoufik Al Medini.

Impasse politique

Mais selon Taoufik Al Medini, le Président est actuellement au pied du mur. «L’impasse politique s’explique par le fait que Kaïs Saïed ne peut modifier la Constitution car il doit obtenir l’approbation des deux tiers de l’Assemblée, chose impossible actuellement.»

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Le constitutionnaliste tunisien Adnan Limam considère, pour sa part, que la seule solution pour débloquer cette crise consiste à activer l’article 80 de la Constitution qui permet au Président de la République de légiférer par ordonnance.

«Je ne sais pas si le Président Saïed a suffisamment d’énergie et de volonté, mais la seule voie théorique qui lui reste, c’est d’actionner l’article 80 de la Constitution. C’est un choix stratégique.»

Une chose est certaine, le Président de la République ne peut pas sortir de la Constitution. «Cela aurait des conséquences terribles car il y a un risque de plonger le pays dans la guerre civile et le chaos», insiste le constitutionnaliste.

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