Hayat Tahrir al-Cham* (ou HTS, nouveau nom du Front al-Nosra*, branche syrienne d’Al-Qaïda*) peut-il réussir en Syrie ce que les Talibans sont parvenus à faire en Afghanistan? Résolue à devenir un interlocuteur politique «crédible» dans la reconstruction syrienne, l’entité djihadiste se lance dans une vaste opération de… dédiabolisation! Une démarche qui laisse pantois.
Ancien compagnon de route d'Abou Moussab Al-Zarqaoui
Amorcée il y a plusieurs années, cette mue prend ces derniers mois une tout autre envergure. Et c’est le chef du groupe qui mène la danse. Abou Mohammed Al-Joulani, djihadiste syrien, fondateur du Front al-Nosra*, puis de HTS*, a remisé turban, treillis et kalachnikov pour revêtir le costume trois pièces à l’occidentale. Ainsi relooké, il espère faire oublier un passé particulièrement lourd et sa fréquentation des chefs les plus redoutables de la nébuleuse djihadiste.
Finies donc les interviews, dos à la caméra, avec Al-Jazeera, lorsque le chef de guerre menaçait les puissances internationales. Désormais, Al-Joulani s’affiche la barbe et les cheveux taillés, aux côtés du journaliste américain de PBS Martin Smith, à qui il a récemment accordé une interview.
Son objectif est simple: montrer que son groupe, rebaptisé «gouvernement du salut», respecte les droits de l’homme. La formation basée à Idlib (nord-ouest de la Syrie) n’aurait donc plus rien à voir avec le ramassis de djihadistes sanguinaires de sinistre mémoire.
Une armée de 10.000 combattants
Cette métamorphose surprend tellement les habitants de la région vivant sous sa férule que certains se perdent en conjectures sur sa stratégie. À tel point que le groupe a publié un communiqué en forme d’explication de texte: «L’interview fait partie d’un effort pour briser l’isolement imposé à la région et s’adresser à un public étranger.»
Aussi étonnant que cela paraisse, le projet de cet ancien proche d'Abou Moussab Al-Zarqaoui et d’Abou Omar al-Baghdadi semble porter ses fruits. Outre l’interview avec le journaliste américain Martin Smith, plusieurs éléments permettent de penser que la stratégie d’Al-Joulani fonctionne.
Déjà, certains en Occident désirent lui donner une seconde chance. Dareen Khalifa est analyste au sein de l’International Crisis Group (ICG), influent cercle de réflexion siégeant à Bruxelles. Dans les colonnes du Financial Times, elle affirme que, sous le contrôle d’Al-Joulani, la région «ressemble à une société conservatrice, islamiste et antidémocratique. Mais elle ne ressemble pas à une zone de non-droit contrôlée par une milice.»
La spécialiste s’est récemment rendue sur place. Elle déclare avoir remarqué que les murs portant des slogans djihadistes avaient été blanchis. Apparemment, les femmes à Idlib ne seraient pas obligées de se couvrir le visage. Les gens auraient même le droit de fumer! Étonnant pour une région considérée il y a peu par l’Administration américaine comme «le plus grand refuge d'Al-Qaida* depuis le 11 septembre».
Et pourtant, au nom de la préservation d’un cessez-le-feu fragile, deux analystes de l’ICG, institution dont le président Robert Malley a été nommé par Joe Biden émissaire spécial pour l’Iran, suggèrent à Washington d’aller dans le sens d’un retrait de HTS* de la liste des organisations terroristes.
Les djihadistes relookés, nouveaux portiers de l’Occident en Syrie?
Précisément, Dareen Khalifa et Noah Bonsey (un ancien de l’ICG aujourd’hui consultant sur la Syrie) estiment: «L'Administration Biden devrait travailler avec les alliés européens et la Turquie pour pousser HTS* à prendre de nouvelles mesures qui répondent aux principales préoccupations locales et internationales et pour définir des critères clairs qui (s'ils sont respectés) pourraient permettre à HTS* de se défaire de son étiquette de "terroriste".»
«HTS*, l’ancien affilié d’Al-Qaida* et groupe rebelle dominant d’Idlib, a rompu avec les réseaux djihadistes transnationaux et cherche maintenant à entrer dans le domaine de l’engagement politique sur l’avenir de la Syrie», ajoutent-ils dans leur plaidoyer.
D’après eux, ouvrir la porte à des discussions avec HTS* permettrait d’atteindre deux objectifs stratégiques: «Les États-Unis et l'Europe gagneraient en influence dans une région de la Syrie où ils n’en ont pas actuellement [et] ils se donneraient des possibilités réelles et directes de réduire davantage le danger qu'Idlib devienne un terrain de jeu pour les activités militantes internationales.» Ainsi espèrent-ils réutiliser les groupes djihadistes pour permettre aux puissances occidentales, tenues en échec, de reprendre pied en Syrie.
Cette position prend de l’ampleur outre-Atlantique. Elle fait grincer les dents des observateurs qui n’ont pas oublié le passé d’Al-Joulani et de son groupe. Ainsi, Fabrice Balanche, géographe et spécialiste de la Syrie, explique-t-il dans les colonnes de La Croix n’être pas dupe devant le «relooking» du groupe djihadiste. Pour lui, le chef de guerre est coincé dans cette poche d’Idlib et, faute de solution: «Il joue la carte du modéré et la carte humanitaire, en rappelant que trois à quatre millions de civils vivent dans l’enclave et ne sauraient pas où aller en cas d’offensive.»
Dans un long travail de recherche paru en janvier et parrainé par le centre Robert-Schuman, les chercheurs Jérôme Drévon et Patrick Haenni expliquent que le radicalisme idéologique du groupe n’a «pas disparu». Il n’y a pas de «révision théologique», soulignent les chercheurs, mais la «mise en œuvre des opinions religieuses du groupe a été suspendue ou neutralisée».
*Organisations terroristes interdites en Russie.