Avion de chasse du futur: l’Élysée cédera-t-il les secrets de Dassault aux Allemands?

En coulisses, les négociations sont rudes autour du Système de combat aérien du futur. Angela Merkel veut notamment accéder aux technologies des partenaires français de l’avion de chasse de 6e génération. Au nom d’un projet européen de Défense, Dassault, Safran devront-ils transférer leurs secrets industriels à leurs concurrents de demain?
Sputnik

L’Allemagne fera-t-elle main basse sur le savoir-faire aéronautique français?

Le Conseil de Défense franco-allemand du 5 février a en effet inquiété les industriels tricolores: la chancelière a tout fait pour faire avancer la cause de ses producteurs, tout particulièrement concernant le Système de combat aérien du futur. Le SCAF doit remplacer les Rafale français et les Eurofighter allemands et espagnols à l’horizon 2040.

«C’est un projet qui est sous leadership français, mais il faut quand même que les partenaires allemands puissent être à un niveau satisfaisant», a déclaré la chancelière allemande lors de la conférence de presse. «Nous devons donc voir très précisément les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de partage de leadership», a-t-elle insisté.

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Angela Merkel n’a fait que reprendre l’argument de son chef d’état-major de l’armée de l’Air, Ingo Gerhartz. Celui-ci s’était inquiété d’avoir affaire à des «boîtes noires» technologiques françaises, sur lesquelles Berlin n’aurait aucune prise, faute de détenir les propriétés intellectuelles nécessaires.

Partager des technologies au profit de l’industrie allemande, une hérésie aux yeux de Dassault Aviation, maître d’œuvre du SCAF. «Depuis plus d’un mois, la situation est explosive entre Airbus et Dassault Aviation», relate de son côté La Tribune, qui évoque une «pression maximale des Allemands». Le média revient notamment sur la «lecture extensible» de la propriété intellectuelle outre-Rhin. En effet, en Allemagne, celle-ci n’est pas détenue par une entreprise, mais par l’État allemand, qui peut décider de la redistribuer à sa guise. En d’autres termes, il s’agirait pour les industriels français de partager leurs secrets industriels avec tous leurs concurrents allemands.

Les secrets industriels de Dassault en jeu

Du côté d’Emmanuel Macron, on assure qu’un accord sera trouvé sous quinze jours. Assistera-t-on à de nouvelles concessions françaises sur le SCAF, tant en matière de savoir-faire que de leadership? À l’inverse, la France pourrait-elle claquer la porte, comme ce fut le cas dans les années 80 avec l’Eurofighter? Dassault avait alors développé pour la France le Rafale, un appareil bien supérieur au chasseur d’EADS. Une hypothèse pourtant «hautement improbable» aux yeux d’une source proche du dossier, qui relativise la portée du différend franco-allemand, soulignant que «tous les grands programmes ont eu de tels soubresauts».

Bien que la France soit le membre du programme le plus apte à faire cavalier seul, le degré de complexité du programme rendrait son développement par un seul pays quasiment impossible:

«On est vraiment sur un développement technologique extrêmement complexe. On ne passe pas d’une génération “4+” à la 5e, on veut un avion de 6e génération. Il y a tellement d’enjeux technologiques! il faut complètement réinventer le modèle de l’avionique, notamment avec le collaboratif», développe notre interlocuteur, qui a préféré conserver l’anonymat.

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«La haute technologie des systèmes aériens, qui ira toujours en se complexifiant, impose qu’un partenariat entraîne forcément un partage de technologies», poursuit-il, soulignant que la question n’est pas tant sur le principe du transfert technologique que sur le degré de transfert que l’on est prêt à accepter en échange d’un appareil tel que le SCAF. Une interrogation purement politique, donc.

Illustration des difficultés à définir le cadre d’une coopération industrielle interétatique, le délai qui s’est écoulé entre l’annonce en 2012 du projet de char de combat du futur (MGCS), qui doit quant à lui remplacer les Leclerc français et Leopard II allemands vers 2035, et l’accord trouvé en 2019. «Cela a pris du temps justement pour éviter ce genre de problème. Pour le coup, les deux ministères des Armées ont été très bons: ils ont pris le temps de définir le contour du projet», souligne notre source.

«Un partenariat entraîne forcément un partage de technologies»

Mais cette fois-ci, le temps presse, la fenêtre de tir se referme tant du côté allemand que français, agenda électoral oblige. Paris et Berlin entendent ainsi valider l’accord avant les élections fédérales allemandes de septembre et les Présidentielles françaises de 2022. En effet, le lancement du développement des démonstrateurs du SCAF, pour un coquet budget de six milliards d’euros, compliquerait tout retrait ultérieur du projet pour l’un ou l’autre pays.

Mais, quelle que soit l’issue de ce bras de fer franco-allemand, les différends autour du SCAF trahissent autant les limites de ce type de partenariats multilatéraux que celles de l’Union européenne elle-même.

«Ce qui arrive actuellement, normalement, si on [les Européens, ndlr] était cohérents dans le discours d’une Défense européenne et si on était vraiment cohérents dans la volonté de faire des programmes européens, cela ne devrait pas arriver», déplore ce connaisseur de l’industrie de Défense.

Ce dernier souligne l’absence de brevets et la capacité de licence européenne. «Le gros problème, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas vraiment d’intérêt à faire un programme sous l’égide de l’Union européenne, parce que vous n’avez pas plus de protection», développe-t-il, sans parler de l’absence d’incitation financière. Pour autant, un tel projet mis en avant au nom de la Défense européenne aurait tout à gagner à être piloté par Bruxelles, bien qu’il ne s’agisse de l’une de ses prérogatives, selon notre source. «L’Union européenne a beaucoup de défauts, mais elle a cette qualité: une fois qu’un programme est lancé, il est assez difficile d’en sortir», avance-t-il, non sans humour.

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Un pilotage européen pour un projet de Défense européen: c’est le choix qu’ont d’ailleurs fait le missilier MBDA et la PME française Navadem dans le cadre du projet LynkEUS. Les deux industriels entendent permettre aux fantassins français de guider par drones les missiles qu’ils tirent. Les enjeux tant politiques que financiers sont toutefois bien moindres: six millions d’euros, soit mille fois moins que pour développer les seuls démonstrateurs du SCAF.

«Bon an mal an, à chaque coopération, il y a des gagnants et il y a des perdants, alors que théoriquement une structure supranationale comme l’Union européenne ne devrait pas aboutir à ce jeu à somme nulle.»

Quoi qu’il en soit, la balle est à présent dans le camp d’Emmanuel Macron. «C’est bien à la France de dire stop à Berlin et de se faire respecter pour ne pas brader in fine ses technologies et son savoir-faire, fruit de 60 ans d’investissements dans son outil de défense», insistait-on dans La Tribune au lendemain de cette réunion franco-allemande.

Reste donc à savoir si le locataire de l’Élysée saura dire non à Angela Merkel. À en juger par la manière dont le Président de la République avait voulu offrir le TGV sur un plateau à Berlin en 2018, la collaboration franco-allemande au nom de la Défense européenne, chère à son cœur, pourrait bien l’emporter sur les intérêts nationaux.

Une Défense européenne qu’avait pourtant balayée Annegret Kramp-Karrenbauer, nouvelle ministre allemande de la Défense. Dans une tribune rédigée en anglais, publiée par le média américain Politico à la veille des élections présidentielles, celle-ci avait réaffirmé sa flamme à Washington et à l’Otan, estimant que «les illusions d’autonomie stratégique européenne doivent cesser.»

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