Entre soi, copinage, conflits d’intérêt: la haute administration française en question

Le terme d’État profond est-il pertinent dans le contexte politique français? Dans son livre Les inamovibles de la République, Chloé Morin, ancienne conseillère à Matignon et spécialiste de l’opinion, lève le voile sur les pratiques et les prérogatives de la haute administration française. Une élite dont le poids politique est souvent sous-estimé.
Sputnik

D’où provient l’expression d’État profond, très vite associée aux tenants des théories conspirationnistes lorsqu’il est question de savoir qui gouverne réellement?

«État profond»: réalité administrative ou fantasme conspirationniste?
Dans un entretien donné à L’Opinion en juillet dernier, le sociologue Gérald Bronner définissait ainsi le concept d’État profond comme «l’idée que le pouvoir démocratique serait illusoire et que les vrais cordons du pouvoir seraient tirés par des groupes plus ou moins secrets, dont l’action serait secrète, comme le complexe militaro-industriel, les services de renseignement, la franc-maçonnerie, les juifs, les Illuminati, ou toutes sortes de groupes qui n’ont pas de légitimité politique».

Le terme a pourtant été repris par… Emmanuel Macron lui-même. La scène se déroule le 27 août 2019, devant les diplomates français conviés à l’Élysée pour la traditionnelle conférence des ambassadeurs et des ambassadrices. Devant un parterre de hauts fonctionnaires bien mis et policés, le chef de l’État a alors dénoncé l’existence d’un «État profond» au sein du Quai d’Orsay.

«Nous avons, nous aussi, un État profond. Et donc, parfois, le Président de la République dit des choses, et puis la tendance collective pourrait être de dire: "Il a dit ça, mais enfin nous on connaît la vérité, on va continuer comme on a toujours fait"», reconnaissait alors Emmanuel Macron.

«Deep state» aux États-Unis

Si la locution trouve son origine dans la Turquie des années 1970 dans un contexte de luttes de pouvoir entre l’élite militaro-laïque (dont le Derin devlet, «État profond» en turc, est le bras armé) et les groupes séparatistes (PKK ou groupuscules d’extrême gauche), le concept a notamment refait surface au moment de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, fin 2016.

Les élites US ont sacrifié la stabilité sociale pour le succès électoral, selon le chef du renseignement extérieur russe
Repris outre-Atlantique sous l’appellatif de deep state, il désigne, du moins si l’on en croit les partisans du Président sortant, l’ensemble des contre-pouvoirs réels ou supposés qui auraient contrarié la présidence de l’ancien magnat de l’immobilier. Pour les plus conspirationnistes, parmi lesquels les adeptes de la mouvance QAnon par exemple, le fonctionnement du deep state voudrait que les milieux financiers, le camp démocrate, les médias ou encore Hollywood soient peuplés secrètement de pédocriminels sataniques, lesquels mèneraient une guerre clandestine contre Donald Trump.

Les plus modérés postulent quant à eux que «l’État profond n’est pas une sorte de concept conspirationniste comme les auteurs réactionnaires l’allèguent souvent, mais une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation».

«Copinage» et «esprit de corps»

En France, où le poids de la bureaucratie est très fort, l’État profond, sans tomber dans les travers conspirationnistes, serait plutôt à chercher du côté de la haute administration. Pour une raison toute simple: les hauts fonctionnaires français ont une garantie d’emploi à vie et résistent par conséquent au jeu démocratique de l’alternance politique, explique au micro de Sputnik Chloé Morin, conseillère à Matignon de 2012 à 2016 et auteur de Les inamovibles de la République: vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent (Ed. de l’Aube):

«À la différence des hommes politiques qu’on peut "virer" à chaque élection si on considère qu’ils n’ont pas rempli leur contrat, les hauts fonctionnaires restent souvent dans les mêmes postes, qu’ils aient mérité ou qu’ils aient démérité.»

Les hauts fonctionnaires constituent de fait l’élite administrative de la nation. Formés à l’École nationale d’administration (ENA) pour la plupart, parfois à l’École polytechnique ou dans des Écoles nationales plus spécialisées (EHESP en Santé publique, ENM pour la magistrature, etc.), ils sont naturellement amenés à gouverner ou à administrer l’État français sous toutes ses coutures.

Pour Chloé Morin, c’est précisément cet «esprit de corps» qui fait d’abord courir le risque du «copinage» et de «l’ambition carriériste» au détriment du sens de l’État censé animer tout haut fonctionnaire.

«Pour être promu, il vaut mieux copiner, avoir rendu des services, qu’avoir décidé et obtenu des résultats au risque d’avoir déplu à son corps d’origine», relate dans son livre celle qui est désormais spécialiste de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès.

Le haut du panier des énarques (lesquels font partie de «la botte» dans le classement de sortie de l’ENA) se retrouve ainsi dans les «grands corps de l’État», c’est-à-dire à la Cour des comptes, à l’Inspection générale des finances (IGF) ou encore au Conseil d’État, leur assurant une maîtrise technique des rouages de l’État.

Mais les hommes politiques eux-mêmes suivent parfois le même parcours: Emmanuel Macron a par exemple intégré l’IGF en 2004, à l’issue de ses études à l’ENA. D’où le risque d’une «porosité» entre le monde politique et le monde de la haute administration, laquelle ne fait qu’augmenter si l’on en croit Chloé Morin.

«On ne peut plus faire de distinction très nette entre la classe politique et la haute administration, car certains hauts fonctionnaires font partie des cabinets ministériels, voire sont eux-mêmes des ministres», illustre la politiste.

À son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron avait d’ailleurs constitué un gouvernement d’«experts» et de technocrates rompus à l’exercice de l’État, souvent spécialistes de leur domaine de prédilection. Mais, selon Chloé Morin, «le "gouvernement des experts" vanté par Emmanuel Macron, qui paraissait idéal il y a encore trois ou quatre ans, semble aujourd’hui aussi mauvais aux yeux de l’opinion que les précédents, qui assumaient leur politisation».

«Une responsabilité majeure dans le malaise démocratique actuel»

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Mais cette «porosité» s’applique aussi entre le public et le privé. Il pourrait arriver ainsi que certains hauts fonctionnaires, avides de profit, fassent profiter à une entreprise privée de l’expertise acquise au cœur de l’État. Une pratique mieux connue sous le terme de «pantouflage» qui, bien que légale en théorie tant qu’il n’y a pas de conflit d’intérêt, pose quelques questions sur la morale et le sens du devoir des grands commis d’État.

Et qui dit «pantouflage» dit aussi «rétro-pantouflage» lorsque des hauts fonctionnaires peu scrupuleux reviennent dans l’appareil d’État après avoir été très souvent grassement rétribués dans le privé.

«Le pantouflage et le rétro-pantouflage sont heureusement le fait d’une très petite minorité de hauts fonctionnaires», relativise Chloé Morin. «Mais il faut aussi redonner le sens de l’action publique. Il arrive que des ministres ne connaissent pas l’État et se comportent comme des gestionnaires, sans chercher à donner du sens à ce qu’ils font».

Autant de pratiques et de mœurs qui alimentent, selon la politiste, la défiance du peuple à l’égard des élites dirigeantes. «La haute administration a une responsabilité majeure dans le malaise démocratique actuel. C’est en partie à cause [des hauts fonctionnaires, ndlr] que les gens ont le sentiment que les promesses politiques ne se traduisent jamais en acte et que leur vote n’y changera rien», avance ainsi la politiste.

«Le risque est qu’un "dégagisme" de plus en plus virulent se produise, sans qu’on parvienne pour autant à résoudre le problème, car les hauts fonctionnaires resteront toujours les mêmes: l’inertie restera. Les citoyens dans leur ensemble doivent saisir ces enjeux-là», avertit Chloé Morin.
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