Dehors, la pluie tombe à grosses gouttes collantes, Émile* patiente devant un comptoir protégé par un Plexiglas. Depuis plus de deux heures, le réparateur de téléphones répète la même chose: «Reviens dans quinze minutes…» Émile a attendu toute la matinée dans un café du centre-ville de Sfax. Sa doudoune bleu électrique est détrempée. Unique résultat des allers-retours à la boutique.
Il faut partir de nouveau au café, où il commande un thé. «Quelque chose qui réchauffe» car la météo est hivernale en cette seconde quinzaine de décembre 2020. Il y a quelques jours, malgré le danger, des dizaines de personnes ont embarqué depuis l'Afrique subsaharienne pour tenter la traversée vers l’Europe. Leur bateau a fait naufrage. Émile a perdu un proche. Le second cette année. En juin dernier, c’était une ex-petite copine. Cette fois, c’est un «frère de son village» en Côte d’Ivoire qui y a laissé la vie.
En plein mois de décembre, la houle peut transformer la Méditerranée en un enfer de vent et de vagues. Le risque, pour les passagers d’un petit bateau de pêche hors d’âge et surchargé, est alors très grand de sombrer en mer avant d’atteindre Lampedusa, l’île italienne la plus proche.
En juin, il y a eu une soixantaine de morts. Puis ce sont dix-sept corps qui ont été repêchés au mois d’octobre. Le naufrage de décembre a laissé derrière lui vingt cadavres, cinq rescapés et plus de quinze disparus. Une centaine de victimes en l’espace de six mois, sans compter les accidents mortels qui n’ont pas été médiatisés.
Ainsi, avant le naufrage de décembre, trois personnes sont mortes noyées dans l’indifférence générale. Jamais Sfax n’avait connu pareille série noire. «Il y a plus de volontaires, mais aussi plus d’organisateurs», dit Émile à Sputnik, dans une première tentative d’expliquer ce problème «complexe». Il invoque plusieurs facteurs.
Cet Ivoirien est arrivé en Tunisie en 2016. Il a assisté à l’augmentation rapide de la population originaire de pays d’Afrique subsaharienne à Sfax. Il apporte son soutien aux sans-papiers d’origine subsaharienne en Tunisie, mais aussi aux rescapés des opérations d’immigration irrégulière. Défenseur des droits des migrants, il témoigne de la transformation qui a affecté, ces dernières années, les réseaux de passeurs.
«Avant, on pouvait compter les Tunisiens qui faisaient ça sur les doigts de la main. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux veulent organiser des voyages sans savoir comment ça se passe. Il n’y a plus que l’argent qui les intéresse.» Pour payer cette traversée qui coûte pas moins de plusieurs centaines d'euros, les candidats au départ doivent travailler des mois durant. Les Tunisiens sont à la tête du trafic, «ils ont le bateau, le terrain, les connaissances», des migrants subsahariens jouent le rôle d’intermédiaires, assure Émile. Ce sont les Tunisiens qui sont à la tête du trafic, auquel prennent part des intermédiaires subsahariens «ils (les Tunisiens) ont le bateau, le terrain, les connaissances», assure Émile.
Des pêcheurs devenus passeurs
Un quartier est cité dans au moins deux des trois naufrages de 2020. Sidi Mansour, au nord de Sfax, est peuplé de pêcheurs. Les départs se font de nuit, depuis ses plages grisâtres, toutes proche des unités industrielles de la ville, cœur économique de la Tunisie.
Selon David*, un responsable communautaire préférant garder l’anonymat pour préserver son action auprès des migrants, les passeurs sont tous des pêcheurs de Sidi Mansour, qui est «le point de départ principal vers l’Italie».
Au premier semestre 2020, selon les chiffres recueillis par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), un peu plus de 38% des tentatives de migration irrégulière déjouées l’ont été dans le gouvernorat de Sfax. Plus globalement, en 2020, le nombre de départs irréguliers depuis la Tunisie a été le plus important depuis 2011.
David, le militant de la société civile, essaie de faire de la sensibilisation à son niveau. «On dit à nos frères subsahariens de se calmer, que c’est trop dangereux en hiver.» Mais le message a du mal à passer, tant le désespoir est fort aujourd'hui.
Les effets du coronavirus
La crise sanitaire et les mesures décidées par la Tunisie pour la combattre ont éreinté son économie. Dans le même temps, le nombre de passagers potentiels et le nombre de rabatteurs ont bondi, explique Émile.
Avant, «il y avait au maximum trois intermédiaires subsahariens», aujourd’hui «ils sont plus de 200».
«C’est devenu l’anarchie. Ceux qui ne maîtrisent pas, soit ils se volatilisent avec l’argent, soit le bateau est fatigué. C’est un business désormais, car la plupart des gens n’ont pas d’activité.»
Il y a quelques années, la répartition des rôles était bien définie: les armateurs tunisiens trouvaient le bateau, la maison qui allait servir de planque le temps de réunir les voyageurs et d’attendre le bon moment pour partir. Les intermédiaires subsahariens étaient uniquement chargés de sonder les bons candidats au départ et de remplir les embarcations conduites par les Tunisiens. Mais les méthodes sont en train de changer à en croire Émile. Il arrive désormais qu’il n’y ait plus aucun Tunisien à bord de l’embarcation. «Maintenant, ils font des voyages avec des capitaines blacks, le Tunisien forme quelqu’un pour faire la traversée.»
Les jeunes pêcheurs de Sidi Mansour sont fatalistes: «Les Subsahariens ont juste envie de partir, quoi que tu leur proposes, ils payent.» Et depuis que les frontières tunisiennes ont rouvert, que les liaisons aériennes ont été rétablies avec les autres pays d’Afrique, de nouveaux candidats au départ font leur apparition à Sfax. Environ mille personnes sont mortes en Méditerranée en tentant de rejoindre les côtes européennes, depuis le début de l'année, selon l'Organisation internationale pour les migrations.
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intervenants.