Maroc-Israël: les embarras de Tunis

La décision du Maroc de normaliser ses relations avec Israël a pris de court ses voisins. Tunis, notamment, se démarque prudemment de cette initiative qui va à l’encontre de sa doctrine propalestinienne et ne fait pas les affaires de l’unité maghrébine. Analyse pour Sputnik de l’écrivain et philosophe Youssef Seddik.
Sputnik

Le rêve avait pris la forme d’un espoir lointain mais réalisable quand, au lendemain des indépendances du Maroc et de la Tunisie, en pleine guerre de libération de l’Algérie, les dirigeants des mouvements nationalistes en Afrique du Nord signaient en 1958 la Déclaration de Tanger (Maroc). Les signataires affirmaient solennellement la nécessité, après la victoire inéluctable de la révolution algérienne contre le colonisateur, d’unir les trois pays en un seul ensemble politique destiné à se joindre et à s’intégrer, plus tard, à des ensembles plus élargis en vue d’une unité arabe «du Golfe à l’océan», comme on disait déjà à l'époque.

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La Déclaration de Tanger parlait du Grand Maghreb arabe, sautant de ce fait par-delà l’hétérogénéité ethnique de cette région peuplée massivement –au Maroc et en Algérie du moins– par des communautés ne se reconnaissant pas des Arabes, qui leur sont parfois même hostiles et les renvoient à leur statut ancien d’envahisseurs.

Le temps des désillusions

Longtemps, l’enthousiasme créé dans l’opinion maghrébine par l’idéologie et la propagande nassériennes avait fait taire les protestations des Amazighs et autres Berbères contre cette dénomination de l’entité maghrébine par son identification exclusive à l’arabité. Mais les premières craquelures dans cet édifice rêvé de l’unité arabe –d’abord après la grande défaite de 1967, puis à la suite des accords de Camp David entre l’Égypte et Israël– ont rendu bien lointain le songe de Tanger et caduc son appel à un «Maghreb arabe uni».

La vision d’un Maghreb un jour rassemblé ne trouve plus son prolongement naturel dans l’horizon d’une unité arabe, mais dans le nationalisme de chacun de ces pays retirés dans ses frontières héritées du découpage colonial, confirmées juridiquement par l'ONU.

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C’est là qu’Israël les attend, non pas seulement pour étendre son hégémonie bien confortée par le puissant soutien des États-Unis dans sa défense comme dans ses offensives, mais pour la liquidation sans appel de la Palestine. Comme Horace, tragédie de Corneille portant ce même titre, resté seul face aux trois frères Curiace, il s’arrange habilement pour les séparer et les occire l’un après l’autre dans trois duels faciles. Ainsi Israël a-t-il agi face à un monde arabe exsangue, aux rêves faillis, aux ambitions avortées.

Le Maroc, dernier des frères atteints après l’Égypte, la Jordanie, les Emirats arabes unis, le Bahrein et le Soudan, a jeté dans la stupeur, silencieuse pour le moment, cette Tunisie qui tangue et menace de chavirer, prise dans les houles d’une crise à dimensions multiples.

Tu quoque mi fili?

Empêtrés dans leurs déboires politiques internes, dans une débâcle économique sans précédent, dans un tourbillon de soulèvements sociaux qui touchent tous les secteurs et toutes les régions, les Tunisiens, en ce dixième anniversaire de leur révolution, n’ont guère envie de réagir à une nouvelle pourtant lourde de conséquences pour l’avenir de leurs relations avec les voisins et frères du Grand Maghreb…

Or, comment ne pas condamner cette nouvelle quand tous les Tunisiens n’ont cessé de crier haut et fort, à l’unisson avec leur Président, largement bien élu, que la normalisation avec «l’entité sioniste» équivaut ni plus ni moins à «une haute trahison»? Et comment, chuchote-t-on dans les rues et chaumières tunisiennes, échapper, nous autres et à notre tour, aux sirènes de la «haute trahison», périlleusement aliénés que nous sommes aux exigences du FMI et de la Banque mondiale aux ordres de Washington?

Seul un mince espoir est permis, celui d’un sursis: que dans un mois le nouveau locataire de la Maison-Blanche mette fin à la politique transactionnelle de son prédécesseur!

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Afin qu’un tel vœu, bien pieux, puisse se réaliser, encore faut-il que les hautes instances de décision en Tunisie, surtout sa diplomatie, «se décarcassent» et trouvent le moyen et le ton pour convaincre de son intransigeance à garder la position de refus, à trouver ensuite dans la région (Maghreb et monde arabe) de solides soutiens et un bienveillant réconfort pour tenir tête à tous les «normalisateurs» acquis à l’État hébreu.

Pour le moment, le Président Kaïs Saïd demeure bien seul. Le chef du gouvernement Hichem Mechichi s’est contenté, quand la question lui fut posée lors d’un entretien avec France 24, de déclarer qu’il «respectait» la décision marocaine, prise «librement», mais que la question n’était pas «à l’ordre du jour» en Tunisie.

Ghannouchi «choqué»

Au-delà d’une réponse bien normande visiblement embarrassée, Mechichi ne pourra être d’aucun secours à Saïed, lui qui a échappé à son influence dès l’instant où il l’a choisi et chargé de former son équipe. Sa seule chance de se voir investi d’une légitimité parlementaire a été de s’installer sur le coussin, comme il l’a déclaré, de trois coalitions pilotées par Ennahda, le parti de Rached Ghannouchi. Or, s’il ne tenait qu’à celui-ci, la normalisation avec Israël aurait trouvé une voie royale. Toute la Tunisie se souvient de sa visite, en 2011, au Washington Institute, un think tankproche de l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee), la plus grande organisation de lobbying pro-israël aux États-Unis. Sans compter l’obstruction systématique de son mouvement à chaque fois que l’on évoque au Parlement un projet de loi incriminant toute démarche individuelle ou institutionnelle de «normaliser» ou de pactiser avec «l’ennemi sioniste».

Pourtant, un entretien accordé au quotidien arabophone Assabah le 18 décembre dernier peut faire illusion. Ghannouchi se dit «choqué» de la décision marocaine. Parions qu’en l’état actuel des événements qui secouent le pays, un tel propos ne saurait aller plus loin qu’un bavardage au café du Commerce. Jamais, pour ce leader d’Ennahda, il ne pourrait franchir le seuil d’un Parlement dont il occupe le perchoir et manipule à l’envi et habilement les séances…

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