Sidi Bouzid, centre-ouest de la Tunisie. Dans un café populaire du quartier Nour règne une atmosphère de nostalgie. Derrière le comptoir a été accroché le portrait du «raïs» Saddam Hussein. Un dictateur au régime féroce mais, paradoxalement, un symbole de résistance pour certains de ceux qui sont réunis ici, d’anciens révolutionnaires contre le gouvernement autoritaire de Ben Ali (1987-2011).
Alaa a une drôle de façon de parler, il zozote. Il avait 28 ans le 17 décembre 2010 et a été parmi les premiers à manifester après l’immolation de Mohammed Bouazizi.
«Le soir même, il y avait déjà des rassemblements. C’est le peuple, les jeunes qui ont commencé. J’étais l’un d’entre eux», se souvient-il.
Il était sorti dans la rue pour dénoncer le manque de travail. À l’époque, ses deux frères et sa sœur étaient au chômage. Aujourd’hui, il a un poste au ministère de la Femme et gagne 850 dinars (250 euros) par mois. Il a obtenu cet emploi en reconnaissance de son statut de blessé de la révolution qui lui a valu aussi une indemnité de 7.000 dinars (2.100 euros). Voilà ce que lui a rapporté la chute de Ben Ali. Il faut dire qu’il a payé un lourd tribut lors de cette révolution: une longue cicatrice au milieu du front, quatre incisives en moins. «C’est la police qui m’a fait ça, j’ai porté plainte devant un tribunal militaire et l’agent a été suspendu.»
Il n’a aucun regret, affirme-t-il. «Si je pouvais faire davantage, je le ferais!» Mais dix ans après l’avènement de la démocratie, même si sa situation personnelle s’est améliorée, il est déçu:
«À Sidi Bouzid, rien n’a changé, c’est même pire d’une certaine façon. Il n’y a pas de travail. On galère même aujourd’hui pour avoir une bouteille de gaz!»
Au mois de novembre, un énième mouvement de protestation a causé des pénuries de gaz. Devant les entrepôts de distribution, les files d’attente s’allongent.
Une ville privée de sa jeunesse
Les investissements promis après la révolution n’ont pas encore vu le jour pour la plupart. La ville, il est vrai, a désormais une piscine semi-olympique et une clinique privée… qui désespère d’être un jour inaugurée. Mais la région reste l’une des plus défavorisées du pays avec un taux de pauvreté d’un peu plus de 23%, quand la moyenne nationale est de 15,3%, selon l’Institut national de la statistique (INS).
Ce triste tableau d’un territoire oublié ne date pas d’aujourd’hui. C’était aussi le cas sous Habib Bourguiba, le premier Président élu de la Tunisie indépendante, mais également sous Ben Ali.
«Les deux systèmes se sont concentrés sur le développement des régions littorales. Le centre et l’intérieur étaient marginalisés, que ce soit pour l’éducation, les hôpitaux ou les industries», rappelle à Sputnik Moncef Salhi, sociologue, enseignant à l’Institut national des langues de Gafsa et habitant de Sidi Bouzid.
La révolution n’y a pas changé grand-chose car, selon lui, «les classes populaires qui ont fait la révolution n’ont pas accédé au pouvoir».
À 18 et 19 ans, Skander* et Rached*, deux adolescents croisés à Sidi Bouzid, n’ont pas vraiment d’espoir.
«On fera la révolution s’il le faut et puis on partira ailleurs.» La phrase sonne bizarrement. Ils expliquent: «Nos cousins, qui ont manifesté, ont tous quitté Sidi Bouzid.» Sans perspective, ils sont allés s’installer dans d’autres villes tunisiennes, quelques-uns auraient pris la mer vers l’Italie, d’autres auraient perdu la vie en tentant la traversée de la Méditerranée.
«Il faut absolument partir de Sidi Bouzid, on attend juste notre tour», concluent-ils.
«Les jeunes vont à Sfax, à Monastir et Sousse où il y a des industries, c’est l’exode.» Là-bas, certains quartiers sont même principalement peuplés par des Bouzidiens, affirme Moncef Salhi.
Amertume
Ali, lui, a décidé de rester. Il a 43 ans et une décennie auparavant, il manifestait avec les autres habitants. Aujourd’hui, cet épicier s’en mord les doigts.
«Cette révolution n’a servi à rien, surtout à Sidi Bouzid. Ce matin, je n’ai pas pu me fournir en huile, il n’y en avait pas assez et elle était plus chère. Il n’y avait pas non plus de semoule, le sucre et la farine ont encore augmenté!»
Pour lui, la mort de Mohammed Bouazizi n’était qu’un prétexte. «La goutte d’eau qui a fait déborder le vase», résume-t-il avec une formule éculée qu’il s’empresse d’expliciter: «Les gens n’en pouvaient plus […]. Lui, c’était juste un pauvre, il se débrouillait pour vivre.» Il conteste le symbole révolutionnaire qu’il est devenu, trop éloigné de ce qu’il était vraiment.
Une représentation géante de Mohamed Bouazizi est aujourd’hui accrochée sur la façade de la poste, en centre-ville. La place mitoyenne porte son nom. Une statue représentant sa charrette de vendeur ambulant y a été érigée. C’est à deux pas, devant l’ancienne préfecture, qu’il s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010. C’est ici que les Printemps arabes ont commencé.
Assaillis par les doutes et les désillusions, les anciens révolutionnaires de Sidi Bouzid ne savent plus vraiment s’ils doivent célébrer cet anniversaire ou bien manifester comme il y a dix ans.
*Les prénoms ont été modifiés.