France-Maroc: ces dossiers que Gérald Darmanin est venu débloquer à Rabat

Le ministre de l’Intérieur français vient d’effectuer une visite de deux jours dans le royaume chérifien. Lors de ce tout premier déplacement officiel de Gérald Darmanin en dehors de l’Union européenne, il a été question d’antiterrorisme, de lutte contre le trafic de drogue, de migration et d’organisation du culte musulman. Analyse.
Sputnik

C’est vêtu d’un costume-cravate d’un bleu très officiel et le visage masqué que le ministre de l’Intérieur français a atterri à Rabat dans la matinée du jeudi 15 octobre. Ce déplacement de deux jours intervient à un moment où la situation socio-politique en France connaît des crispations, après les restrictions fraîchement annoncées par le Président Emmanuel Macron pour contrer la crise pandémique.

Cela n’a pas empêché le haut responsable français de s’offrir, quelques heures après son arrivée dans le royaume chérifien, une petite visite au Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain. Ce lieu culturel est dirigé par son ami, l’artiste peintre marocain Mehdi Qotbi. Le responsable français a profité de cette promenade pour saluer «le grand effort mené par le roi Mohammed VI pour promouvoir la culture et l’ouverture culturelle». Une amabilité destinée à préparer le terrain à l’évocation sereine de sujets moins anodins, à l’occasion de cette visite officielle, la première que M. Darmanin effectue en dehors de l’espace européen.

Le choix du Maroc comme première destination officielle n’étonne guère Emmanuel Dupuy. Le président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) affirme à Sputnik qu’il s’agit d’un passage obligé pour tout ministre de l’Intérieur français, au vu surtout de l’importante coopération sécuritaire de la France avec le royaume. Il en veut pour illustration la coopération pour l'échange d'informations entre le Portugal, l'Espagne, la France et le Maroc, dans le cadre d’un G4, mais aussi la coopération des services de sécurité français avec le Bureau central marocain d'investigations judiciaires (BCIJ), «qui est d’une efficacité redoutable ».

Plats de résistance

C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur français a enchaîné les rencontres au lendemain de son arrivée. La première et de loin la plus importante, il l’a tenue avec son homologue marocain, Abdelouafi Laftit. La discussion entre les deux ministres a été évidemment centrée sur la lutte contre le terrorisme, la lutte contre le trafic de stupéfiants et l'immigration clandestine.

Concernant cette dernière problématique, le responsable français a surtout évoqué la question des mineurs isolés, leur identification et leur suivi. «Lorsque les migrants sont majeurs, nous avons convenu qu’il était normal de continuer, malgré la crise du Covid, à veiller à ce qu’ils reviennent sur le territoire marocain, et lorsqu’ils sont mineurs, de continuer à [les] protéger et pouvoir les ramener quand on le peut, auprès de leur famille au Maroc ou dans des centres éducatifs marocains», a déclaré Gérald Darmanin, vendredi 15 octobre après son entretien avec le ministre de l’Intérieur marocain, comme le rapporte l’AFP.

​En réponse aux questions de Sputnik, le politologue marocain et professeur de droit Mustapha Sehimi souligne l’importance de ce dossier en apparence anodin:

«La question des mineurs isolés pose un réel problème social et sécuritaire pour la France. La position du Maroc sur ce dossier n’est pas simple non plus puisque la procédure de rapatriement est extrêmement compliquée. Et je ne suis pas sûr que le royaume soit vraiment désireux de prendre des mesures opératoires pour organiser cette opération.»

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Concernant le trafic de stupéfiants, Gérald Darmanin a dû se plaindre, selon quelques indiscrétions, du cannabis marocain qui continue à donner du fil à retordre aux services de sécurité français. Les saisies de cannabis ont fortement progressé en 2017 et en 2018 dans le pays. Les trois quarts sont constitués de résine provenant dans sa quasi-totalité du Maroc, selon le dernier rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Mais, comme pour ne pas fâcher ses hôtes, le ministre de l’Intérieur a lancé à l’agence officielle marocaine MAP que «la France elle-même doit faire davantage pour protéger le Maroc de trafics qui partent de l’Europe, […] singulièrement pour les produits psychotropes et les drogues de synthèse.»

Sur la lutte contre le terrorisme, le ministre français a été moins prolixe. «Nous avons pu travailler sur plusieurs sujets touchant à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme», s’est-il limité à déclarer à la presse vendredi dernier.

«Il ressort de la rencontre entre les deux ministre de l’Intérieur que de nouvelles mesures vont être arrêtées entre Paris et Rabat pour renforcer le contrôle et la répression en ce qui concerne la lutte antiterroriste», prévoit Mustapha Sehimi.

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Emmanuel Dupuy confirme: «Cette visite a pour but de renforcer les échanges de renseignements pour lutter notamment contre le terrorisme. L’objectif est aussi d’avoir une coopération plus forte entre les structures et institutions préexistantes, entre la Direction générale française de la sécurité intérieure (DGSI) et le Bureau central marocain d'investigation judiciaire (BCIJ). Pour avoir une meilleure connaissance et sociologie des profils terroristes, car plusieurs attentats commis sur le continent européen et singulièrement en France le sont par des binationaux».

M. Dupuy rappelle que la coopération entre le Maroc et la France permet de déjouer des attaques sur le territoire français et de prévenir de possibles attentats qui pourraient être commis par des personnes venant du Maroc ou de l’espace maghrébin: «C’est cette coopération que les deux pays cherchent à renforcer», insiste-t-il en soulignant que le Maroc est un levier plus stable que l’Algérie ou la Tunisie.

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Lors de sa courte visite dans la capitale du royaume du Maroc, Gérald Darmanin a également rencontré le ministre marocain des Habous (biens de mainmorte en droit musulman) et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq. Rien n’a filtré sur la teneur de la réunion avec ce ministère dit «de souveraineté», qui est en charge des affaires religieuses dans le royaume.

​Interrogé sur cette mystérieuse rencontre, le politologue marocain Mustapha Sehimi explique qu’elle s’inscrit dans le cadre de la nouvelle politique du président Macron concernant l’islam en France, et son objectif d’encadrer et de contrôler davantage l’activité des associations islamiques et des structures d’enseignement coranique dans l’Hexagone. «Il y a une volonté de faire le point sur l’état des relations entre les deux pays sur le plan du culte. Puisque le Maroc forme des prédicateurs qui sont envoyés en France dans le cadre d’accords bilatéraux, conclus via le ministère des Habous et des Affaires islamiques, et la Fondation Hassan II. Il y en a à peu près 80 actuellement», détaille-il.

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Il s’agit même d’une étape primordiale de la visite du ministre français, selon Emmanuel Dupuy. Le spécialiste des questions de sécurité européenne et des relations internationales note que cette réunion est nécessairement liée à l’actualité de la future loi sur «les séparatismes» en France, où une partie du dernier discours du président Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre évoque la nécessité de s’appuyer sur des modèles qui ont fonctionné ou qui devraient potentiellement servir d’inspiration quand il s’agirait de construire l’islam de France. «Un islam qui serait sans doute expurgé du poids trop fort de l’islam consulaire [une religiosité développée à partir d’un lien avec le pays d’origine, lequel souvent permet son financement et assure un contrôle sur ses membres, ndlr]», souligne le président de l’IPSE.

«Il est logique que le ministre de l’Intérieur français réfléchisse de manière convergente avec le Maroc pour la formation des imams. L’institut Mohamed VI [une école spéciale marocaine de formation des imams et des aumôniers et aumônières, ndlr] a déjà formé, depuis 2015, de 500 à 600 imams dans l’espace ouest-africain. Il est tout à fait normal, alors qu’il est question de certifier des imams en France, de voir comment des instituts de formation à vocation régionale et transnationale fonctionnent », ajoute le spécialiste français.

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Il relève aussi, sur le volet de l’organisation du culte, l’importance pour la France de l’organisation commerciale du petit et grand pèlerinages (Omra et Hajj): «À cause de la désorganisation, ces rituels posent un problème financier pour les populations musulmanes françaises. De ce point de vue-là, en plus de la formation des imams et la mise en place d’un islam des lumières, la manière dont le Maroc organise les pèlerinages est aussi un modèle sur lequel la France veut s’appuyer».

La sécurité avant tout

En fin de journée, le haut responsable français a également été reçu par Nasser Bourita, ministre marocain des Affaires étrangères, de la Coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger. Des «questions d’intérêts communs» ont été abordées entre les deux responsables, qui n’en ont pas dit plus. «C’était juste une visite de courtoisie», affirme à Sputnik le département en charge de la diplomatie marocaine. La même source précise que dans cette visite, au Maroc, ce sont plutôt les questions sécuritaires qui étaient prioritaires.

​Les faits justifient cette importance donnée au volet sécuritaire, puisque le ministre français a dû écourter sa visite au Maroc. De retour dans l’Hexagone dans la soirée du vendredi 16 octobre, Gérald Darmanin a ouvert en urgence une cellule de crise après le meurtre terroriste qui venait d’avoir lieu en pleine rue en région parisienne. Un enseignant d’histoire, Samuel Paty, a été décapité après avoir montré des caricatures du Prophète à sa classe lors d’un cours sur la liberté d’expression. Français et Marocains ont du travail pour éviter de telles dérives.

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