«Aujourd’hui, nous sommes à nouveau une maison divisée», prévenait le 7 octobre le candidat Joe Biden, lors d’un discours prononcé sur le champ de bataille de Gettysburg. Une double référence au Président unificateur Abraham Lincoln: d’une part à son célèbre discours prononcé en 1863 dans cette ville de Pennsylvanie après la bataille qui avait fait 51.000 victimes; d’autre part à un second discours mémorable, prononcé par l’emblématique Président républicain alors qu’il entrait au Sénat en 1858: «Une maison divisée contre-elle-même ne peut tenir». 162 ans plus tard, le traumatisme de la guerre de Sécession se réveille en Amérique.
La présidentielle, un référendum sur les valeurs américaines?
Au-delà des programmes et des politiques que proposent les deux candidats, se pose aujourd’hui cette question: qu’est-ce qu’être américain? Le sujet des valeurs fondamentales américaines est plus que jamais devenu central dans l’élection présidentielle.
Au détour d’un reportage réalisé par TF1 sur les bords du Mississipi, au cœur de l’Amérique profonde, un journaliste interroge une résidente de la région sur les enjeux de l’élection à venir. Pour elle, la réponse est sans équivoque: cette élection est avant tout un référendum sur ce que sont, ou en tout cas ce que devraient être, les États-Unis.
«Les États-Unis se sont éloignés de leurs valeurs et de leurs croyances fondamentales», explique cette dame, selon qui «Donald Trump tente» de ramener le pays vers un mode de vie et des préceptes moraux originels, qui seraient aujourd’hui en perdition.
Un sentiment que partage une majorité d’Américains, et pas seulement les électeurs de Donald Trump, souvent perçus comme réactionnaires ou passéistes. Côté progressiste également, ce sentiment de n’avoir aucun socle commun avec le camp d’en face est extrêmement présent.
Deux Amérique face à face
En atteste une étude du Pew Research Center, le plus important institut de sondage outre-Atlantique, qui éclaire parfaitement ce phénomène sur l’échantillon sondé: non seulement 80% des inscrits soutenant Donald Trump ont des priorités politiques différentes de celles des partisans de Joe Biden, mais ils sont radicalement en désaccord sur ce que sont les valeurs fondamentales de l’identité américaine.
Le constat est pratiquement similaire dans le camp d’en face, avec 77% des soutiens de Joe Biden qui disent être «radicalement en désaccord» avec le camp opposé sur ce que sont fondamentalement les valeurs américaines.
D’un côté comme de l’autre, 20% des électeurs admettent avoir des opinions politiques différentes du camp opposé tout en partageant les mêmes valeurs fondamentales. Des chiffres qui confirment l’impression croissante de deux Amérique qui ne se parlent plus.
La campagne semble d’ailleurs le refléter, indépendamment même du sujet de la pandémie: pour la première depuis 1988, le deuxième débat entre les deux candidats n’aura pas lieu. Un symbole, qui témoignerait «de la disparition d’un espace de consensus minimal entre les deux Amérique», écrit Corentin Sellin, spécialiste des États-Unis sur son compte Twitter.
Si les sujets comme la taille et la place de l’État fédéral dans la vie des individus, ou les choix de politique étrangère, ont toujours leur importance pour les électeurs, ils semblent désormais éclipsés par les questions liées aux valeurs. La société américaine est-elle structurellement raciste? Peut-on légalement posséder et porter une arme à feu? Peut-on légalement tuer un embryon? Un fœtus? Doit-on continuer d’accueillir des migrants?
La politique américaine s’est polarisée: la réponse par oui ou par non à l’une de ces questions constitue un casus belli politique. À tel point que certains d’entre eux disent «être prêts» à une guerre contre l’autre camp. La présence de certaines milices armées qui patrouillent dans leurs villes pour «protéger les leurs» en est un exemple criant.
La convulsion morale de trop?
Certains analystes, et non des moindres, estiment tout de même que ces épisodes de division profonde sont de nature cyclique. C’est le cas de Samuel P. Huntington, professeur de science politique à Harvard et notamment auteur du Choc des civilisations (Simon & Schuster, 1996) et de Qui sommes-nous? Identité nationale et choc des cultures (2004). Selon lui, les États-Unis font face, une fois tous les soixante ans environ, à des épisodes périodiques de «convulsions morales». Le plus récent avant la période actuelle étant les mouvements de protestations des années 1960-1970, durant lesquelles les campus américains et les populations noires ségrégées se soulevaient contre le conservatisme traditionnel. En quelque sorte, les Alexandria Ocasio-Cortez et Ilhan Omar de l’époque.
«Si vous jouez avec nous, si vous nous faites quelque chose de mal, nous vous ferons des choses qui n’ont jamais été faites auparavant.» - le Président des États-Unis
Cette théorie des convulsions morales est reprise aujourd’hui à son compte par David Brooks, contributeur régulier du New York Times et de la revue The Atlantic. D’après lui, il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de prévoir la fin de cet épisode «convulsif» pour deux raisons: la perte de confiance des Américains envers les institutions du pays, et les uns envers les autres.
Ainsi prend-il, dans une de ses contributions à The Atlantic, l’exemple d’une église: «Lorsque les membres d'une église perdent leur foi ou leur confiance en Dieu, l'église s'effondre.» Mais Brooks n’est pas pour autant fataliste, et estimant que le peuple américain pourrait malgré tout se retrouver sur certains socles communs.
Juste après l’élection de Donald Trump, Barack Obama déclarait, alors qu’il lui restait près de deux mois de présidence, que l’histoire des États-Unis était faite de «zig-zags»: «Parfois, on perd une querelle. Parfois, on perd une élection. Le chemin que ce pays a emprunté au cours de son histoire n'a jamais été une ligne droite». L’élection à venir peut-elle calmer les tensions? Difficile à prédire, mais une chose est certaine: une réconciliation passera nécessairement par le fait de retrouver des valeurs fondamentales communes. Les deux candidats sont prévenus.