Partis politiques islamistes maghrébins: une «désislamisation» sincère?

Composantes prégnantes sur les scènes politiques au Maghreb, les formations islamistes s’affichent de moins en moins, ces dernières années, sous leur étiquette religieuse. Au Maroc et en Tunisie, l’épreuve du pouvoir en 2011 les a fait changer de discours. Analyse de cette métamorphose avec des experts tunisiens, marocains et algériens.
Sputnik

Par petites touches, les lignes bougent au sein des partis dits islamistes qui gouvernent ou participent à la gouvernance du paysage politique maghrébin. Qu’il s’agisse d’Ennahdha en Tunisie, du Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc ou même du Mouvement de la société pour la paix (MSP) en Algérie, l’ivresse du pouvoir semble avoir pris le pas sur la prédication.

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 Un changement d’orientation stratégique qui ne passe pas inaperçu. À tel point qu’à la lecture des programmes électoraux ou en examinant les politiques gouvernementales prônées par ces formations politiques, bon nombre d’observateurs estiment qu’elles ont changé leur fusil d’épaule. Ils n’y voient plus que des «partis qui n’ont d’islamiste que le nom».

L’exemple le plus parlant de cette mue doctrinale est celui de la formation politique islamiste tunisienne Ennahdha, qui a décidé de séparer son action politique de la prédication.

«Nous sommes des musulmans démocrates qui ne se réclament plus de l’islam politique», lançait même Rached Ghannouchi.

Le chef et leader historique d'Ennahda s’exprimait ainsi lors du 10e congrès du parti où a été annoncé le fameux aggiornamento en mai 2016. Elle semble lointaine l’époque où le même président charismatique du parti autrefois dénommé Mouvement de la tendance islamique (MTI) affirmait vouloir faire inscrire la charia (loi islamique) dans la Constitution tunisienne.

Double jeu

Commentant ce virage à 180 degrés, Adnan Limam, ancien diplomate tunisien et auteur du livre Ennahda: ses cinq vérités (éd. Phoenix, 2020), affirme que le nouveau discours moderniste adopté par Ennahda n’est en vérité qu’«un choix purement tactique». De son point de vue, le but est de permettre au parti de s’implanter durablement dans le paysage politique tunisien.

«La réalité de cette mutation est plus nuancée dans les faits car logiquement, on ne peut passer d’un parti islamiste d’origine frériste –en référence à son lien historique avec les Frères musulmans*–, à un parti laïc, libéré du conservatisme religieux. Il s’agit là, dans le cas d’Ennahda, d’une prise de distance publique plutôt qu’une intime séparation qui reste encore à mettre en place», souligne le juriste et écrivain tunisien.

Un constat partagé par Riadh Sidaoui, spécialiste en sciences politiques et directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales (Caraps) de Genève. Pour lui, cette «séparation de façade» entre politique et religieux au sein de la formation de Ghannouchi, qui consiste à déléguer la fonction de prêche à des associations en lien avec le mouvement, est uniquement due à «sa confrontation avec la réalité politique et sociale tunisienne».

«L'exercice du pouvoir, l'intégration dans le jeu politique et démocratique a entraîné une adaptation nécessaire pour Ennahda, conforme à la réalité sociale actuelle qui est en pleine mutation en Tunisie. En outre, sa participation à la gouvernance l’a aussi poussé à se confronter notamment aux exigences des alliances. Il y a aussi la perception de l’islam politique qui a changé à l’étranger. La communauté internationale voit d'un œil sceptique la montée des partis islamistes en général, pas seulement d'Ennahda. Ces formations l’ont bien compris et sont en quête de respectabilité à l’international. Résultat: elles tentent de s’adapter en conjuguant leur discours islamiste avec les valeurs de la modernité, quitte à se renier», explique le spécialiste. 

Les deux experts tunisiens s’accordent à dire que malgré le «changement d’étiquette» dans l’ADN d’Ennahda, la séparation franche et nette entre politique et religieux n’a pas réellement eu lieu. 

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En attendant, complète Riadh Sidaoui, la formation islamo-conservatrice tunisienne tient un double discours: «Son langage, à la base radical, est aujourd’hui édulcoré, voire complètement métamorphosé dans les déclarations publiques de ses dirigeants.» Il en veut pour preuve une caméra cachée ayant fuité sur les réseaux sociaux en 2012. On y voit le chef de file des islamistes tunisiens Rached Ghannouchi prendre parti pour l’instauration d’un État islamique en Tunisie.

Se basant sur cette même séquence, Adnan Limam va encore plus loin en évoquant «le projet Tamkine» (domination, en arabe) qui serait, d’après cet écrivain tunisien, adopté en secret par Ennahda. «C’est un plan stratégique graduel visant à atteindre à terme le sommet du pouvoir politique pour que l’islam, tel qu’il est compris par les Frères musulmans et leurs idéologues, domine totalement l’État et la société et impose sa loi religieuse totalitaire.»

Redistribution des rôles

À un moindre degré qu’en Tunisie, l’islam politique marocain connaît lui aussi des «changements doctrinaux» officieux. Depuis sa victoire aux législatives de 2011, le parti islamiste de la justice et du développement (le PJD), qui était connu pour ses positions particulièrement conservatrices sur des questions liées aux mœurs, semble s’être adapté aux exigences de l’exercice du pouvoir.

Youssef Belal, auteur du livre Le cheikh et le calife. Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc (éd. ENS, 2011), analyse pour Sputnik l’évolution de la formation:

«En s’investissant dans le champ politique, le PJD a progressivement délégué à des structures qui lui sont liées ses activités religieuses. Aujourd’hui, c’est principalement le Mouvement unité et réforme (MUR), sa matrice idéologique, qui assure le volet prédication et diffusion de la morale religieuse. On a vu aussi certains de ses principaux acteurs troquer carrément leur casquette de prédicateur pour celle d’homme politique. Il faut s’attendre à ce que la distinction entre politique et religion continue de s’accentuer à l’avenir avec les évolutions de la société marocaine.»

Pourtant, certains signaux envoyés par les dirigeants du PJD brouillent parfois les cartes. 

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C’était le cas quand Saad Eddine El Othmani a émis ce rappel à l’ordre lors du dernier conseil national du «parti de la lampe» (en référence à son emblème): «L'attachement du parti à son référentiel islamique est un exercice et non une illusion. Nous devons veiller à ce que l'on y soit toujours rattaché. Nous devons donner l'exemple, en particulier ceux qui sont en première ligne de l'opinion publique.» C’était aussi le cas quand des dirigeants du parti islamiste ont crié au scandale après la publication de photos d’une de leurs députées, d’habitude bien voilée, qui s’était affichée cheveux au vent devant le Moulin-Rouge à Paris. 

Malgré tout, pour Mustapha Sehimi, politologue et professeur de droit marocain, cela ne fait plus l'ombre d'un doute, le PJD n’est plus le parti politique islamiste qu’il était en 2011 sur le plan doctrinal:

«Le Parti de la justice et du développement a été autorisé au Maroc en 1996 sur la base d’un cahier des charges très contraignant qui est la reconnaissance du roi comme commandeur des croyants, ce qui excluait évidemment tout projet de califat d’inspiration frériste… En arrivant au pouvoir en janvier 2012, cette formation est passée, sans transition, de la prédication à la gestion des affaires. Si son référentiel se veut religieux, force est de constater que ce n’est plus vraiment un parti islamiste. Il instrumentalise plutôt l’islam.»

Comme c’est le cas pour Ennahda en Tunisie, au Maroc, le PJD a lui aussi dû s’allier avec ses ennemis d’hier pour gouverner. Mode de scrutin à la proportionnelle oblige, il est impossible pour les deux formations religieuses amies d’obtenir la majorité absolue. Alors, ils cohabitent avec leurs adversaires. Mais ces compromis politiques, nécessaires pour gouverner, ne sont pas sans répercussions sur leur identité. «Ces partis traversent des phases difficiles. À l’épreuve de la gouvernementalisation, ils sont à la croisée des chemins. Électoralement, ils occupent une place non négligeable, mais leurs bilans sont modestes avec peu de préconisations religieuses. Un empirisme marqué du sceau du compromi,s voire de la compromission…», résume Sehimi au micro de Sputnik.

Le cas particulier de l’Algérie

Comme en Tunisie il y a peu, et au Maroc aujourd’hui, l’islam politique avait triomphé électoralement en Algérie. C’était il y a plus de vingt ans. En décembre 1991, le premier tour des élections législatives avait donné une large avance au Front islamique du salut (FIS) qui avait raflé plus de 47% des voix. Pressentant la défaite au second tour, le régime de l’époque avait fomenté un coup d’État, proclamant le parti islamiste illégal. Une décision lourde de conséquences avec dix ans de guerre civile et 200.000 morts, selon les chiffres officiels.

Algérie: le jour où le Hirak a tenu en échec les islamistes héritiers du FIS
Aujourd’hui, le FIS a été dissous. Il est resté toutefois dans le pays une formation politique islamiste: le MSP, Mouvement de la société pour la paix. Ce parti a été coopté par le pouvoir jusqu’en 2013, avant d’entrer dans l’opposition. Avec la contestation politique du Hirak, déclenchée en 2019, il se trouve actuellement dans une position délicate.

«Le MSP subit des tensions internes et une crise de légitimité exacerbée par le mouvement de contestation qui a secoué la scène politique du pays. La population algérienne, y compris une partie de sa base, lui en veut pour sa participation dans les différentes coalitions politiques ayant soutenu le clan Bouteflika», détaille à Sputnik Brahim Oumansour, consultant algérien en géopolitique et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Le déclin de l’islam politique dans le pays est moins dû à l’épreuve du pouvoir, puisque le MSP n’y fut pas réellement associé, qu’aux démons du passé et au traumatisme de la guerre civile des années 90. Ce qui fait de l’islamisme algérien un cas à part, dans le paysage politique maghrébin.

Le tout sans oublier «une très forte opposition à toute velléité d’introduire des préconisations religieuses dans la loi. La stabilité politique étant l’objectif des dirigeants et des aspirants dirigeants, les partis, même islamistes, hésitent à aller au clash donc chacun s’abstient de tomber dans la provocation», analyse Rachid Grim, qui enseigne les sciences politiques à l'Institut supérieur de gestion et de planification (ISGP) en Algérie. D’après cet expert, la situation ne signifie pas pour autant que la religion est devenue un sujet secondaire:

«Si, pour beaucoup, les partis islamistes ont freiné leurs prétentions d’aller immédiatement vers l’instauration de républiques islamiques ou de califats, il n’en reste pas moins que fondamentalement, ils sont partisans d’un islam intégriste. Pour longtemps encore ils le resteront parce que la masse des citoyens maghrébins est elle-même islamiste.»

*Organisation terroriste interdite en Russie.

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