«Le Nord Stream 2 n’est pas trop avancé pour être arrêté.»
Dans une lettre ouverte, publiée le 17 septembre sur le site du magazine américain Newsweek, 114 cosignataires appellent ainsi l’Union européenne et «tous» les gouvernements de ses États membres ainsi que ceux des États-Unis, du Canada, de la Norvège, du Royaume-Uni, de l’Ukraine, de la Géorgie ou encore de la Moldavie, à utiliser tous les «outils juridiques et de sanctions» afin de s’assurer que le futur gazoduc «ne soit jamais autorisé à entrer en service».
Moscou et sa «litanie d’activités malignes»
Une décision justifiée à leurs yeux par l’empoisonnement d’Alexeï Navalny «qui, selon nous, ne peut avoir été menée ou approuvée que par le Kremlin» et qui montrerait ainsi «que Moscou n’a pas été dissuadée par les actions ni les déclarations occidentales». Or, face à ce dernier chapitre d’une «litanie d’activités malignes» entreprise par les autorités russes «visant à renverser les normes démocratiques libérales à travers l’Europe et l’Amérique du Nord» et «au moment crucial des manifestations en cours en Biélorussie pour des élections libres et équitables, les valeurs occidentales doivent tenir bon», insistent les auteurs du document.
Pour ces derniers, le projet Nord Stream 2 «mine» l’unité européenne et les relations transatlantiques pour trois raisons: cette seconde ligne du gazoduc, qui vise à doubler les capacités de livraisons de gaz à l’Allemagne et lui permettre de tenir son calendrier de sortie du charbon, n’aurait en réalité «pas été conçue pour servir les Européens», ni même l’Allemagne, car il appartient «à 100% à Gazprom, contrôlé par le Kremlin». Les rédacteurs de cette lettre ouverte ne semblent donc pas au courant que près de la moitié des parts du consortium exploitant le gazoduc sont détenues par cinq grands groupes énergétiques européens.
De plus ce projet, selon des «experts des deux côtés de l’Atlantique», viserait à «saper» la sécurité économique de l’Ukraine «au moment même où la Russie mène une guerre hybride visant à déstabiliser cette nation».
Ce qui mène au deuxième argument: une mise en service de Nord Stream 2 «offrirait au Kremlin» la capacité de «d’arrêter» ou de diminuer significativement la quantité de gaz transitant par l’Ukraine et donc de «nuire à l’économie ukrainienne du jour au lendemain», en plus de supprimer «un levier de dissuasion contre une nouvelle agression russe pour déstabiliser cette nation». Quant aux contrats en cours liant tant Gazprom et Kiev que Gazprom et ses autres clients européens en aval, ils ne trouvent pas grâce aux yeux des signataires de cette tribune, qui estiment qu’«il n’y a pas d’accord que les Russes signent ces jours-ci qui vaille plus que le papier sur lequel il est écrit.»
Nord Stream 2, projet qui vise à «remplir les poches des oligarques et des copains de M. Poutine»
Troisième argument de la tribune publiée par Newsweek, le projet Nord Stream contreviendrait aux engagements européens en matière de diversification des sources d’approvisionnement énergétiques. En fait, le gazoduc «n’est pas développé pour apporter des volumes de gaz significatifs à l’Allemagne et l’Europe de l’Ouest, comme l’affirment à tort les promoteurs de projets», mais permettrait juste de dérouter le gaz transitant actuellement afin d’éviter l’Ukraine. En somme, si le gaz russe était une mauvaise chose pour l’Europe, le transit de ce même gaz russe vers cette même Europe est en revanche une bonne chose pour l’Ukraine.
Grands clercs, mais également philanthropes, notre panel d’experts ayant «dédié leurs carrières à soutenir la sécurité transatlantique» juge bon de préciser que
«compte tenu de cette réalité, nous savons aussi que le lien supposé des ventes américaines ou d’autres ventes mondiales de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe avec l’opposition au Nord Stream 2 n’est pas fondé sur la réalité technique, politique ou du marché.»
Et ils semblent bien placés pour le savoir: en effet, parmi ces 114 signataires pour lesquels les intérêts de l’Ukraine sont synonymes d’«unité européenne» (et où ces mêmes intérêts d’un pays non européen doivent supplanter ceux des États membres), on retrouve un certain nombre d’Américains.
Parmi eux, un ex-agent de la CIA, le président de l’ONG américaine Free Russia Foundation, une brochette de membres du think tank Atlantic Council, mais surtout neuf ex-ambassadeurs. Neuf diplomates dont quatre furent en poste en Ukraine, les autres ayant été en service République tchèque, en Géorgie et dans les Pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). Hormis le fait d’avoir tous été la voix des États-Unis dans des pays connus pour leur hostilité à l’égard de la Russie et formant la tête de pont des pays aujourd’hui opposés au projet Nord Stream, la grande majorité fut en poste sous les Administrations Clinton et Obama.
Pour l’anecdote, on soulignera le riche parcours de Ian Kelly, qui avant d’être ambassadeur en Géorgie ou encore porte-parole du Département d’État sous la direction d’Hillary Clinton, fut le directeur de l’Office of Russian Affairs et ainsi «responsable de la gestion, du développement et de la mise en œuvre de la politique américaine à l’égard de la Russie».
Des partisans de l’«unité européenne» majoritairement Américains et Ukrainiens
Le reste des «experts» et diplomates «intérimaires» est constitué d’un aéropage d’actuels et d’anciens membres de la Rada (le parlement ukrainien), dont l’ex-patronne de sa délégation auprès de l’Otan, d’eurodéputés polonais ou encore d’anciens responsables politiques des pays baltes. Un journaliste britannique travaillant pour le Kyiv Post un site d’information anglophone basé en Ukraine, et un conseiller municipal d’une ville du Nord-Ouest ukrainien (Loutsk) complètent le tout.
qu’«ouvrir un dialogue solide pour forger de nouvelles normes politiques transatlantiques visant à atténuer la capacité de certains anciens responsables occidentaux de devenir des conduits bien rémunérés des politiques d’influence malignes de la Russie après le service gouvernemental.»
Reste à savoir si les pays européens suivront ces recommandations, quitte à s’asseoir sur les sommes investies dans ce projet entériné il y a vingt-trois ans. Quant au mix énergétique européen, au-delà des débouchés qu’offriront potentiellement les gisements en Méditerranée orientale –que lui dispute d’ailleurs la Turquie–, les États-Unis réalisent une véritable percée sur le marché européen du gaz. Entre juillet 2018 et mai 2019, les exportations vers l’Europe du tout nouveau premier producteur mondial de gaz avaient été multipliées par quatre.