«Si quelqu’un avait la mauvaise idée d’envahir le Venezuela, les Vénézuéliens parlent d’un Vietnam»

Comment expliquer la position radicale de l’Union européenne et de la France vis-à-vis du Venezuela? Sputnik a interrogé Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique latine et auteur de «Venezuela, Chronique d’une déstabilisation». Il déplore les sanctions occidentales contre Nicolas Maduro, au mépris des réalités locales. Entretien vidéo.
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Volte-face. Le Venezuela a renoncé ce 2 juillet à expulser Isabel Brilhante Pedrosa, chef de la délégation de l’Union européenne à Caracas, selon un communiqué commun du ministre vénézuélien des Affaires étrangères et du chef de la diplomatie européenne.

En réponse à des sanctions européennes contre onze responsables vénézuéliens, Nicolas Maduro avait annoncé le 29 juin sa décision d’expulser l’ambassadrice sous 72 heures, s’insurgeant: «Qui sont-ils pour tenter de s’imposer par la menace? Qui sont-ils? Ça suffit!».

Alors que Bruxelles menaçait d’appliquer la réciprocité, une conversation téléphonique entre les deux diplomaties aurait donc permis d’apaiser les tensions. Attendant des «gestes» en retour, Jorge Arreaza a appelé l’Europe à «cesser de suivre […] la stratégie de changement de gouvernement par la force de Washington».

Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique latine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique et auteur de Venezuela, Chronique d’une déstabilisation (Éd. Le Temps des Cerises), a livré son analyse à Sputnik quelques heures avant la décision de Caracas de maintenir le statu quo sur ses relations diplomatiques avec l’UE. Il explique pourquoi «l’Union européenne s’est totalement alignée sur la politique des États-Unis» et comment le soutien américain au Président autoproclamé Juan Guaido, notamment l’opération Gideon, a paradoxalement renforcé le pouvoir de Nicolas Maduro.

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En 2017, le Venezuela est le premier pays d’Amérique latine à être sanctionné par l’Union européenne par un embargo sur les armes, une interdiction de pénétrer sur le territoire de l’UE et un gel des avoirs.

Bruxelles favorise «le camp de l’ultra-droite avec Guaido»

Ce 29 juin, l’UE a décidé d’élargir ses sanctions à onze personnalités vénézuéliennes. Parmi elles, deux procureurs du ministère public. Une décision qui indigne Maurice Lemoine:

«Ce sont les procureurs qui enquêtent sur la tentative d’assassinat de Nicolas Maduro le 4 aout 2018 à l’aide de drones chargés d’explosifs. En tant que journaliste, je vous rapporte les faits, mais en tant que citoyen, je dis que c’est ahurissant! On cautionne d’une certaine manière les tentatives d’assassinat de Nicolas Maduro.»

Autre personne à être sanctionnée par Bruxelles, Luis Parra est le nouveau président de l’Assemblée nationale, élu après une séance houleuse. Chef de file de l’opposition de droite modérée, il a notamment accepté de participer aux prochaines élections législatives prévues le 6 décembre, «dans une logique de retour à la vie démocratique normale», explique le journaliste. Ce faisant, l’Union européenne favorise «le camp de l’ultra-droite avec Guaido» dont l’entourage «est lié avec le narco-paramilitarisme colombien».

​Le 4 février 2019, Emmanuel Macron s’était déjà aventuré à reconnaître le Président de l’Assemblée nationale en tant que «Président en charge». En janvier dernier, Guaido, reconnu désormais par une cinquantaine de pays, a même été invité à l’Élysée lors d’une tournée européenne de soutien. Alors que celui-ci a depuis vu sa crédibilité bien entamée, quels intérêts poursuivent les Européens en adoptant une posture aussi interventionniste?

Le journaliste Philippe Martinat avance une explication dans Le Parisien: c’est le pétrole, dont le Venezuela possède les réserves les plus importantes au monde, qui serait dans leur collimateur. Philippe Martinat cite par ailleurs Élisabeth Burgos, l’ancienne présidente de la maison de l’Amérique latine, qui déclare que «Total a formé beaucoup d’ingénieurs et de techniciens dans le pétrole au Venezuela».

«Étranglement économique et financier», la stratégie de Trump contre le Venezuela
Sans pour autant parler de complot contre Maduro afin de s’accaparer les richesses du pays, Maurice Lemoine rappelle que le Venezuela, «ce n’est pas uniquement du pétrole, c’est de l’or, du coltan, un certain nombre de minerais précieux». «Aucune explication rationnelle» ne vient alors à l’esprit de Maurice Lemoine pour expliquer la position de l’UE, si ce n’est l’adoption par l’UE de la doctrine Monroe, du nom de ce Président américain qui avait fait de l’Amérique latine la chasse gardée des États-Unis.

«Je reprendrais sans hésiter l’expression de Nicolas Maduro, l’Union européenne qui s’agenouille devant Donald Trump, parce qu’on ne fait qu’être les supplétifs de Trump dans cette partie du monde.»

Cette position pourrait-elle s’avérer aussi catastrophique que la politique française vis-à-vis de Bachar el-Assad en Syrie? L’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique pense surtout que les Européens tentent de ménager «la chèvre et le chou» et ne souhaitent pas s’opposer radicalement à Donald Trump, avec qui les sujets de discorde sont déjà nombreux.

Les États-Unis et l’opération Gideon

Les sanctions américaines pleuvent également sur le Venezuela. Mike Pompeo, Secrétaire d’État, a annoncé le 24 juin des mesures à l’encontre des capitaines des cinq pétroliers iraniens qui acheminaient des hydrocarbures au Venezuela. «Les avoirs de ces capitaines seront bloqués. Leurs carrières et leurs perspectives [professionnelles, ndlr] en pâtiront», a-t-il ajouté, annonçant leur placement sur la liste noire du Trésor américain.

Des mesures de «guerre psychologique», selon Maurice Lemoine, dans le cadre du blocus américain contre le Venezuela, «complètement asphyxié par des mesures unilatérales coercitives». Le 29 mars, le Président américain a même mis à prix -15 millions de dollars– la tête de son homologue vénézuélien, ouvrant la porte «à toutes les aventures», selon le journaliste, notamment l’opération Gideon, début mai.

«On a vu une tentative de pénétration du Venezuela par des déserteurs vénézuéliens encadrés par trois mercenaires étatsuniens, dont Jordan Goudreau, patron d’une boîte de sécurité privée en Floride, Silvercorp […] Silvercorp, avec Jordan Goudreau, a signé un contrat avec Juan Guaido, on a la signature de Guaido, dans lequel il est prévu d’arrêter, sanctionner ou éliminer Nicolas Maduro. C’est-à-dire qu’on est dans un contrat de style mafieux.»

Ce n’est pas pour autant une baie des Cochons vénézuélienne, dans la mesure où l’opération de 1961fut encadrée par la CIA, mettant en œuvre plus d’un millier d’hommes, appuyés par des avions américains. Maurice Lemoine évoque ainsi quelques dizaines de soldats, environ 80 hommes, partant de Colombie «avec la complicité du gouvernement».

Le premier objectif du commando, encadré par des anciens des forces spéciales américaines, était de contrôler l’aéroport international de Caracas pour emmener Nicolas Maduro une fois séquestré. Second objectif, le contrôle des Institutions du pays. L’effet recherché, selon Maurice Lemoine, était de créer la confusion et le chaos et de donner ainsi un prétexte à Washington pour intervenir militairement. Pourtant, l’opération a échoué.

Trump a changé de position sur le Venezuela après un entretien avec Poutine, selon Bolton
Malgré ses dénégations, l’initiative serait donc liée à Guaido, qui aurait tenté le tout pour le tout, son crédit étant largement diminué à la Maison-Blanche, si l’on en croit les révélations de John Bolton dans son livre (non traduit en français) The room where it happened (éd. Simon & Schuster). L’ancien conseiller à la Sécurité nationale y explicite la vision du Président américain sur les rapports de force au Venezuela entre Juan Guaido qu’il soutient encore et Nicolas Maduro. Dans ce brûlot, Trump qualifierait Guaido de «gamin» et de «faible», face à un Maduro «très intelligent» et «fort».

Dans un entretien accordé au site d’informations Axios, le locataire de la Maison-Blanche a ainsi ouvert la porte à une rencontre avec son homologue vénézuélien, signalant également ses doutes concernant Guaido.

Comment l’agressivité occidentale a renforcé Maduro

A l’instar de Bachar el-Assad quelques années auparavant, Nicolas Maduro est toujours au pouvoir à Caracas, malgré les nombreuses sanctions occidentales:

«Tout le monde était persuadé que Maduro allait tomber en deux ou trois semaines, voire un mois. Mais Maduro a résisté […] Guaido est une création internationale. En République bolivarienne, Guaido n’a plus aucun poids. S’il appelle à manifester, il n’y a plus personne […] Celui qui contrôle le pays c’est Nicolas Maduro. Juan Guaido ne contrôle rien. Je vais peut-être être caricatural, mais Juan Guaido est une marionnette de Donald Trump. Il ne contrôle rien au Venezuela, même plus ses partisans. À l’occasion de ces prochaines Législatives, l’opposition est en train d’exploser.»

Comment expliquer la longévité de Maduro, malgré la grave crise économique qui secoue le pays depuis des années? Le spécialiste de l’Amérique latine estime le socle électoral du Président vénézuélien à 30% de la population, dont de nombreux ex-chavistes qui se déclarent pourtant mécontents de la politique économique du gouvernement. Néanmoins, les sanctions américaines et européennes renforcent paradoxalement le crédit de Maduro auprès des Vénézuéliens, «qui n’acceptent pas de se voir imposer la loi depuis l’extérieur par les États-Unis».

Maurice Lemoine observe que la gauche latino-américaine dans son ensemble est très sensible à la «souveraineté nationale», ayant vécu «les influences, les incursions, les invasions et les coups d’État». C’est ce qui explique les réticences du Pentagone, du Brésil et de la Colombie à intervenir directement dans le pays. Ils trouveraient face à eux «l’alliance civico-militaire», la milicia, forte de trois millions de volontaires vénézuéliens dévoués au Président Maduro.

«Si par malheur quelqu’un avait la mauvaise idée d’envahir le Venezuela, les Vénézuéliens parlent d’un Vietnam et ce n’est pas une vue de l’esprit. Vous pouvez casser une partie de l’armée, mais vous avez des gens qui vont défendre la patrie. Ça peut paraître suranné chez nous, mais ce sont les soldats de l’An II.»

Le journaliste relève enfin un élément majeur, le rapprochement de Caracas avec Téhéran, débuté déjà sous l’ère Chavez. Alors que le Venezuela est touché par les sanctions occidentales, Nicolas Maduro se voit dans l’obligation de trouver d’autres partenaires comme la Russie, la Chine, la Turquie et l’Iran, au nom de la défense de ses intérêts face aux États-Unis:

«C’est grosso modo la même histoire que Cuba qui est poussé dans les bras de l’Union soviétique dans les années 60 par les États-Unis.»
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