Un édito de Jacques Sapir à retrouver en podcast dans l’émission Russeurope Express du 26 juin.
De fait, cette question de la planification renvoie d’abord à un débat qui a aujourd’hui plus d’un siècle. Lors de l'épisode révolutionnaire de 1919 en Bavière, l’économiste et sociologue Otto Neurath avait, dans un texte soumis au Conseil des travailleurs de Munich, préconisé une forme de planification intégrant ce qui préfigurait le principe de précaution, mais aussi un choix énergétique majeur: l’hydroélectrique contre les centrales au charbon. Les thèses de Neurath furent attaquées par l’économiste libéral Ludwig von Mises, dans ce qui allait devenir une controverse assez célèbre sur la planification.
Quel était l’argument d’Otto Neurath? En fait, sensiblement le même que celui des défenseurs actuels du principe de planification verte. Neurath avait indiscutablement raison quand il soutenait que l'imprévisibilité du futur limite radicalement le rôle cognitif des prix. De même avait-il raison quand il indiquait que certains coûts, dans son exemple celui des effets de la silicose sur les mineurs, ne peuvent être pleinement appréhendés avant que l’on connaisse le déroulement total du processus, et qu’à ce moment là, il sera probablement trop tard pour agir.
Otto Neurath indiquait que l'incertitude pesant sur le futur compromet toute tentative d'évaluation par le marché. Pour lui, pour que le calcul économique soit complet, il faudrait connaître l’état total des choses, ce qui est impossible, sinon un choix fait aujourd'hui risquerait de compromettre le futur des générations à venir.
Autrement dit, les choix sont étalés dans le temps et, pour que le marché puisse apporter une réponse satisfaisante, il devrait témoigner d'une connaissance parfaite du futur. Cette connaissance étant par nature impossible, Neurath en déduit le non lieu des prix et du marché comme instruments de prise de la décision, ce qui implique que le choix doit contenir une dimension sociale, normative et éthique qui est indépassable. Les partisans de la planification écologique ne disent pas autre chose.
Cette transition vers une économie décarbonée, et la planification qu’elle suppose, repose donc sur un changement de comportement de l’ensemble des acteurs. Cela ne peut être obtenu que si deux conditions principales sont réunies: le principe de participation et d’information, et celui de solidarité et de justice. Cela implique aussi que le modèle de planification retenu serait bien plus proche de celui de la planification française, considérée comme une «ardente obligation» par les responsables politiques d’après-guerre, que de la planification soviétique. L’idée est que, élaborés dans un débat et une concertation entre les «partenaires» politiques, économiques et sociaux, sous l’égide de l’État, la planification et ses objectifs s’imposent naturellement à ces derniers.
Pourtant, cette idée de planification verte pose de nombreuses questions. Si, de 1944 aux années soixante-dix, l’impératif de reconstruction s’imposait à tous, en sera-t-il de même pour la transition énergétique? Les intérêts particuliers sont moins affaiblis qu’ils ne l’étaient à la fin de la guerre, et le consensus sur ces questions moins évident. Solution théoriquement bonne, la planification pourra-t-elle être appliquée sans des niveaux de contraintes qui engendreraient en retour des comportements contradictoires avec les objectifs recherchés?
Or ces choix à faire sur les questions écologiques révèlent des conflits entre des groupes sociaux aux intérêts divergents. Malheureusement, quand l’on regarde les discours tenus actuellement, non pas par les gens qui se battent pour l’écologie, mais par de nombreux dirigeants politiques, on a le sentiment qu’ils ont choisi une écologie de riches contre les pauvres. Et l’on peut craindre que c’est précisément ce genre de discours qui alimente des réactions anti-écologiques au sein de la population.
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