Montréal veut adopter l’écriture inclusive: «on confond le linguistique et le sociologique»

Le maire de Montréal, Valérie Plante, compte faire adopter le français «épicène» par l’administration de sa ville. Le projet, qui vise à reconnaître «la contribution des femmes, des personnes trans et non binaires», suscite la controverse au Québec. Pour le renommé linguiste Claude Simard, le projet comporte des lacunes importantes. Entretien.
Sputnik

Alors que Montréal est toujours gravement touchée par le Covid-19, son maire, Valérie Plante, a annoncé qu’elle comptait faire adopter la communication «épicène» par l’administration de la ville.

Pour faire la lumière sur ce projet, Sputnik s’est entretenu avec Claude Simard, linguiste, grammairien renommé et professeur honoraire de l’Université Laval. Avec son collègue Claude Verreault, il fera paraître en juin, aux Presses de l’Université Laval, un ouvrage de géolinguistique intitulé Le français de Charlevoix et du Saguenay-Lac-Saint-Jean: une langue qui a du caractère

Sputnik France: Tout d’abord, en quoi consiste la rédaction «épicène»? L’écriture épicène, est-ce la même chose que l’écriture «inclusive» ou «non sexiste»?

Claude Simard: «L’expression écriture ou rédaction épicène a été notamment diffusée par l’Office québécois de la langue française. En linguistique, le mot épicène renvoie à une indifférenciation du genre grammatical: il désigne un nom d’être animé qui peut être employé au masculin ou au féminin sans changement de forme (un élève/une élève) ou encore un adjectif qui garde la même forme aux deux genres (formidable, utile). De façon abusive, on l’applique aussi à des noms collectifs qui, en raison de leur caractère abstrait, sont jugés plus neutres même s’ils appartiennent à un genre donné (le lectorat, la population).

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L’écriture épicène réfère à la féminisation de la langue par une forme de communication visant à assurer une égale représentation des femmes et des hommes dans les textes. Considérée comme un moyen de lutter contre le sexisme, elle touche divers aspects, spécialement la féminisation des noms de titres et de professions (écrivain/écrivaine, investisseur/investisseuse), l’emploi de procédés rédactionnels tenus pour moins sexistes comme le recours à des noms collectifs (les policiers de la ville de Montréal deviendra la Police de la ville de Montréal) ou l’application de la règle d’accord de proximité (les médecins et les infirmières concernées).

On parle aussi d’écriture inclusive. Les deux mots sont quasi synonymes avec cette différence que le terme inclusive est plus marqué idéologiquement en se rattachant à tout ce mouvement sociopolitique de l’inclusion qui revendique le respect de toutes les différences. Comme le montre le rapport de la Ville de Montréal, on glisse souvent de l’adjectif d’épicène à celui d’inclusive, si bien que l’enjeu ne concerne plus seulement les femmes, mais inclut également les personnes qui refusent la “binarité sexuelle” telles que les transgenres et les transsexuels.

L’écriture dite inclusive se révèle souvent plus radicale avec la création de nouvelles formes telles que des pronoms prétendument plus neutres (illes ou iels pour ils et elles, celleux ou ceulles pour celles et ceux). Le rapport de la Ville de Montréal ne va heureusement pas jusqu’à préconiser des formes aussi extrêmes.

La féminisation en français s’est développée au cours des années 1970 avec la montée du féminisme. Elle a suscité un peu partout de vives polémiques et a connu plus ou moins de succès selon les pays et selon le degré de militantisme des parties en cause. Force est de constater qu’elle ne s’est pas encore généralisée dans l’usage. Elle touche surtout la langue écrite et beaucoup moins la langue orale. C’est sans conteste au Québec qu’elle s’est le plus implantée, particulièrement dans le monde professionnel (écrits administratifs, conventions collectives, offres d’emploi, etc.).»

Sputnik France: Ce projet est-il justifié?

Claude Simard: «Au-delà de la question linguistique, on peut s’étonner de l’à-propos de la nouvelle. Les édiles montréalais ont un curieux sens des priorités, c’est le moins que l’on puisse dire. En pleine pandémie, alors que Montréal est une des villes du monde les plus affectées par le coronavirus, sa mairesse lance comme grand projet la féminisation des textes dans les services municipaux. Le sens de la réalité aurait commandé dans ce contexte de crise sanitaire que les ressources de la Ville soient employées pour des causes beaucoup plus urgentes comme l’assistance aux personnes infectées ou la mise en œuvre de mesures efficaces de déconfinement.

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Par ailleurs, quand on lit le rapport de la Ville, on perçoit une forme de militantisme, voire de missionariat, cherchant à épurer le français de ses péchés sexistes. Les raisons qui justifieraient la ville de se lancer dans cette entreprise sont exprimées dans un style grandiloquent et outrancier: “faire contrepoids à l’histoire patriarcale du français; assurer une représentation des femmes et des personnes non binaires pour faire éclater le plafond de verre linguistique; demeurer à l’avant-garde des institutions inclusives” (p. 9).

La langue est un système de communication qui structure la pensée. Elle peut donc constituer un vecteur d’idéologie susceptible d’agir de façon inconsciente sur les représentations mentales des locuteurs. Mais son influence sur le sexisme, comme sur tous les autres enjeux sociopolitiques d’ailleurs, demeure somme toute limitée, la culture ayant un effet beaucoup plus décisif sur les mentalités et sur les mœurs. Le français comme l’arabe possède la catégorie du genre, mais comment pourrait-on affirmer sérieusement qu’en raison du supposé sexisme du français la condition des femmes dans les pays de l’Occident francophone est moins bonne que dans les pays arabo-musulmans?  En fait, c’est moins le système de la langue qui peut être discriminatoire que les locuteurs eux-mêmes par les propos qu’ils tiennent dans leurs discours.»

Sputnik France: Quelle est alors la principale faille du projet?

Claude Simard: «La principale faille du projet est d’ordre conceptuel. Ses défenseurs confondent le linguistique et le sociologique. Ils plaquent en effet leurs convictions idéologiques sur la langue. La langue ne les intéresse pas en soi; ils l’examinent non pas en tant que système verbal mais seulement à titre de présumé vecteur de sexisme, de sorte que leur analyse du genre s’avère biaisée et ne rend pas bien compte du fonctionnement réel de cette catégorie grammaticale en français.»

Sputnik France: La Ville de Montréal s’est inspirée de la Grammaire non sexiste de la langue française de Suzanne Zaccour et Michaël Lessard. Selon eux, le but est avant tout de «faire contrepoids à l’histoire patriarcale du français». Jusqu’à quel point le féminisme et la linguistique sont-ils compatibles?

Claude Simard: «Ces deux auteurs ne sont pas linguistes, ce qui a récemment été soulevé et dénoncé dans la presse. Ils ont fait des études en droit. Suzanne Zaccour est en outre une activiste du féminisme intersectionnel. Leur manque de formation en linguistique et leur militantisme radical se traduisent par des opinions dogmatiques sur la langue. Leurs avis sur le français ne procèdent nullement d’une analyse linguistique rigoureuse. Ils l’instrumentalisent au contraire pour alimenter leur thèse du sexisme linguistique. Ces auteurs sombrent dans l’idéologie au lieu de procéder à une description grammaticale objective.

Le tableau qu’ils brossent de l’histoire du français et, plus particulièrement, de l’évolution de ses règles d’accord est déformé et insidieux. Ce n’est pas de l’histoire, c’est un réquisitoire virulent contre le français, cette langue qui “blesse par des expressions sexistes, racistes, lesbophobes, transphobes, grossophobes, capacitistes et spécistes trop souvent banalisées” (passage de leur Dictionnaire critique du sexisme linguistique, p. 11).

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Nos auteurs ne s’embarrassent pas de mettre en contexte les données qu’ils convoquent à l’appui de leur thèse, car ils préfèrent juger le passé à l’aune des critères de la bienpensance d’aujourd’hui. À partir de quelques citations sexistes de grammairiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, dont l’influence réelle n’est nullement évaluée, nos auteurs échafaudent une espèce de complot patriarcal mené par de puissants grammairiens machistes qui auraient réussi à imposer la suprématie du masculin. Les faits historiques sont beaucoup plus complexes que ne le laisse entendre ce récit caricatural. Il est regrettable que la Ville de Montréal, pour élaborer sa politique en matière de rédaction, se soit contentée de consulter ce genre de pseudo-spécialistes du français.»

Sputnik France: De nombreux observateurs estiment que le maire Valérie Plante devrait plutôt s’attaquer à la défense du français alors que l’anglais gagne du terrain à Montréal. Partagez-vous leur avis?

Claude Simard: «Tout à fait! Montréal se situe officiellement parmi les plus grandes villes francophones du monde. Mais ce statut semble périmé depuis longtemps. L’anglais gagne de plus en plus de terrain dans la métropole du Québec. En dépit du fait que le français est la seule langue officielle sur l’ensemble du territoire québécois, Montréal, dans les faits, est devenu une ville bilingue en voie d’anglicisation.

D’après moi, l’aveuglement de la mairesse Plante, qui préfère lutter contre le supposé sexisme du français au lieu d’en assurer la vitalité par rapport à l’anglais de plus en plus dominant dans sa ville, traduit sa méfiance, voire son dédain, qu’on observe chez tous ses semblables, par rapport à l’identité franco-québécoise. Un jour, lors d’une cérémonie, elle a même oublié de parler français! Au lieu de déployer différents moyens pour freiner l’avance de l’anglais dans sa ville, elle préfère endosser un rapport qui déprécie le français en le présentant comme une langue honteusement “patriarcale”. On aurait voulu dévaloriser le français et en affaiblir le pouvoir d’attraction qu’on ne s’y serait pas pris autrement…»

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