Dans les zones sensibles, les tensions s’accumulent. Le 27 mai, un policier municipal retrouvait dans son gilet pare-balles, au niveau de l’abdomen, une ogive de 9 mm, après une confrontation avec cinquante individus à Noisy-le-Sec (93). Le 28 mai, un homme menotté était jeté au sol et frappé par des fonctionnaires de police à Neuilly-sur-Marne (93). L'IGPN a été saisie. Des faits qui s’ajoutent aux rodéos sauvages et aux scènes de guérilla urbaine de ces dernières semaines.
«Les phénomènes de violence urbaine, qui sont très limités, très contenus, qui ne concernent qu’une minorité de personnes, sont traités avec fermeté», déclarait pourtant Laurent Nuñez à l’Assemblée nationale le 19 mai. À l’en croire, force serait donc restée à la Loi: «je veux battre en brèche l’idée qu’il y aurait un embrasement des quartiers.» Vraiment?
«Le gouvernement minimise, mais tous les jours des événements graves ont lieu», constate l’ancien préfet Michel Aubouin, qui n’est plus tenu par son devoir de réserve, au micro de Sputnik:
«À la vérité, il y a un décalage de plus en plus grand entre la parole du ministre de l’Intérieur et l’action de la police sur le terrain: l’un déclare “je contrôle tout”, mais c’est le terrain qui fait la jauge.»
Auteur de l’essai 40 ans dans les cités (Éd. Presses de la cité, 2019), l’ancien haut fonctionnaire a vu la dégringolade de quartiers entiers sur près d’un demi-siècle. Sans surprise, lui qui a longuement travaillé sur les zones criminogènes avait prévu les violences des dernières semaines: «le confinement allait provoquer des tensions graves, chaque contrôle de circulation donnant le sentiment d’une répression.»
Dépassés par les événements?
Bien sûr, la tension actuelle reste en deçà de la situation de 2005, qu’il a connue en première ligne, alors qu’il était en poste à la préfecture de l’Essonne: «il y a malheureusement eu des décès pendant une intervention de police cette année-là», rappelle-t-il avant d’ajouter: «mais on n’est pas passé loin de l’explosion.»
Le territoire est un enjeu
C’est d’ailleurs ce genre de signaux faibles que notre interlocuteur semble le plus remarquer. À Grigny (91), les jeunes du quartier de la Grande Borne ont invité ceux des Tarterêts de Corbeil-Essonne, pour un match de football réunissant entre 300 et 500 personnes sur des terrains municipaux. Aubouin n’a aucun doute: «même si cela prête à sourire, cela révèle l’incapacité absolue des institutions à contrôler quoi que ce soit dans ces quartiers», souligne-t-il, évoquant le cortège de plusieurs dizaines de voitures d’une cité à l’autre, «que personne n’a repéré.» L'évidence s'impose: l'information échappe à la police à mesure qu’elle perd du terrain.
Car ces loisirs ne reflètent pas seulement «un besoin ludique»: ils sont aussi, selon Michel Aubouin, «l’affirmation d’un territoire.» On dit souvent ces zones «perdues pour la République». Mais une chose est sûre: leurs nouveaux propriétaires entendent bien le rester.
Inexorablement, la contagion s’étend
«La tension est perceptible partout», constate-t-il: «elle arrive dans des communes jusque-là totalement épargnées par ces phénomènes, de nouveaux quartiers sont entrés dans la violence: Meudon (92), Suresnes (92) ou Rueil-Malmaison (78)...» et même Versailles (78), peut-on ajouter.
Des tensions sporadiques dans ces communes, bien sûr, mais à n'en pas douter des signaux faibles. Pourquoi une telle propagation? Du fait d’une émulation entre délinquants de cités via les réseaux sociaux? De la propagation d’une sous-culture traversée par la «haine antiflic»? Sans doute. Mais Michel Aubouin y voit surtout une dynamique profonde:
«C’est la logique des logements sociaux», dit-il avant de préciser: «des familles entières partent des grandes cités pour s’installer dans de nouvelles et plus petites cités.»
Et parmi les centaines de familles, quelques rejetons violents. Mais il en suffit de quelques-uns pour faire basculer un quartier jusque-là préservé. En effet, selon des documents internes à la police que Sputnik a pu consulter, les échauffourées de Meudon ou de Versailles ne comptaient pas plus d’une quinzaine de jeunes mineurs.
Un drame inexorable: «la contagion prend petit à petit», résume Michel Aubouin.
«Le cœur du problème, c’est la gestion du parc HLM», poursuit l’ancien haut fonctionnaire. Au titre de la mixité sociale ou du desserrement, mais surtout de la Loi Borloo de 2003, les déplacements de population s’opèrent, imperceptibles, mais bien réels. Il n’existe en effet aucun moyen de filtrer les familles: toutes ont le droit de rester dans le parc HLM, géré par le contingent préfectoral.
Les victimes ne sont pas celles que l'on croit
Le territoire des délinquants augmente en conséquence. Et Michel Aubouin de rapporter un «cas récent»: celui d’un trafiquant de drogue, tout juste sorti de prison, qui a demandé une maison HLM pour sa famille nombreuse et l’a obtenue: «ça arrange tout le monde…», souffle notre interlocuteur avant d’ajouter:
«On est dans la société du pardon en permanence. On a du mal à comprendre que certaines personnes n’ont pas des comportements habituels et que seule la sanction peut fonctionner.»
Briser cette dynamique invisible exigerait une décision politique et administrative forte: «clairement, la seule façon serait de renvoyer le locataire du secteur public». Un choix politiquement incorrect à l’heure actuelle: «ce serait un scandale», admet Michel Aubouin, avant de souligner l’injustice de la situation: «mais ceux qui n’ont pas de logement, comment font-ils?»