C’est une révolution: il y a désormais davantage de places de prison que de détenus en France. Du côté du ministère de la justice, la fierté est de mise: le problème de la surpopulation carcérale serait résolu. Alors que 72.500 détenus étaient recensés avant la pandémie, près de 14.000 d’entre eux ont bénéficié de libérations anticipées. Très exactement 58.926 individus sont aujourd’hui en détention, pour 61.137 places. Bien sûr, l’épidémie de Covid-19 a servi d’alibi suprême. Pourtant, à l’heure du déconfinement, les libérations exceptionnelles n’ont pas cessé.
Par une circulaire diffusée le 20 mai et dévoilée par Paul Gonzalès, du Figaro, le ministère de la Justice a, en substance, demandé aux procureurs de faciliter les sorties et de limiter les entrées. Un processus qui ne manque pas d’étonner Guillaume Jeanson, porte-parole de l’IPJ (Institut Pour la Justice):
«Se pourrait-il qu’une ou plusieurs raisons officieuses existent également derrière la raison officielle?» interroge l’avocat, dans un entretien avec Sputnik.
En d'autres termes: des idéologues ont-ils profité de la situation, sous couvert de lutte contre la propagation du virus et la surpopulation carcérale? Autre hypothèse, non moins importante pour notre interlocuteur: «s'exonérer de l'engagement, financièrement lourd, de construire 15.000 places de prison supplémentaires.»
Croisade contre le tout-carcéral… aux dépens de la justice?
Si le système carcéral devait punir les délinquants et protéger la société, un renversement s’est opéré au sein d’une frange non négligeable de la communauté pénale. Selon Guillaume Jeanson, la conviction «selon laquelle la prison est à l’origine de la délinquance» se fait de plus en plus dominante. «Vous éradiquez la criminalité en éradiquant la prison», pensent ses partisans.
«Sortir du tout carcéral» est presque devenu un slogan. C’est d’ailleurs ce qu’avançait sans complexes Le Monde, dans son éditorial du 26 mai. «Crise du Covid-19: une occasion historique pour les prisons», titrait le quotidien du soir, rappelant furieusement un financier rêvant des profits qu’il pourrait faire lors d’une crise financière. «Jamais le contexte n’a été aussi favorable à un aggiornamento de la politique pénale», lit-on. Depuis des années, la surpopulation carcérale est devenue un cheval de bataille pour certains, même au sein de l’administration. Adeline Hazan, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, mais aussi ancien eurodéputé socialiste et ancienne présidente du syndicat de la magistrature (en 1986-89), ne se prive pas de militer pour ce concept.
Il est vrai, la pandémie a permis de mieux vider les prisons que vingt ans de lois visant à lutter contre la surpopulation carcérale. Mais des récidives ou de l’absence de justice du fait du ralentissement des tribunaux, pas un mot. Du respect des victimes, encore moins.
L’heure est au laxisme
Le 15 mai à Sainte-Foy-lès-Lions (69), un homme de 26 ans frappait de nouveau sa compagne, après avoir été condamné pour les mêmes raisons, mais libéré malgré tout au mois de mars. Les forces de l’ordre venues l’arrêter avaient par ailleurs été accueillies avec un couteau.
Le 14 mai à Villeurbanne (69), un jeune homme de 21 ans d’origine kosovare, sorti lui aussi de prison en avril, y était renvoyé pour 8 mois fermes pour avoir tenté d’empêcher le 7 mai une interpellation.
Le 5 mai à Vannes (56), un détenu de 18 ans, fiché S, mais libéré en avril, a été de nouveau incarcéré après une course-poursuite avec la police. Il conduisait sans permis. Le 25 avril dernier, deux hommes libérés de manière anticipée s’en prenaient dès leur libération à leurs compagnes, à Tourcoing et Loos (59).
Une nouvelle injustice pour le jeune Marin?
D’autres affaires officiellement non liées aux libérations anticipées dénotent un climat délétère. Notamment, celle de l’agression du jeune Marin, sans doute la seule évoquée par les médias nationaux. Le crâne défoncé à coups de béquilles en novembre 2016 pour avoir défendu un couple qui s’embrassait, le jeune homme vit encore aujourd’hui avec de lourdes séquelles physiques et mentales. Le tribunal d’appel de Lyon se prononcera le 17 juin 2020 sur la libération conditionnelle de Yanis, l’agresseur, condamné en 2018 à sept ans et demi de prison. Si elle ne semble pas la conséquence immédiate des directives du ministère, l’affaire pourrait bien pâtir du laxisme qui semble aujourd’hui régner.
Tout comme la décision «incompréhensible» de libération conditionnelle d’un détenu de 32 ans, dans l’attente d’un procès pour le viol et le meurtre d’une jeune femme. Celui-ci est retourné vivre à Roubaix (59), non loin d’une autre victime, sans injonction d’éloignement ni bracelet électronique. Selon toute vraisemblance, il n’a pas bénéficié des directives liées au Covid-19. Mais selon l’avocate de la victime, cette décision est à mettre au compte de l’ambiance générale de désengorgement des prisons.
La prison, coupable de tous les maux?
Un climat pour le moins regrettable, selon le porte-parole de l’Institut Pour la Justice, qui s’y oppose frontalement:
«Pour faire reculer la délinquance, il faut travailler sur la certitude et la rapidité de la peine. Et ce, à tous les échelons, y compris avant même la case prison.»
Bien sûr, le ministère de la Justice entend diminuer les flux d’entrées en prison en s’appuyant sur la loi du 24 mars 2020, qui limite drastiquement les emprisonnements de courte durée. Les peines de moins d’un mois sont désormais interdites et l’exécution des peines de moins six mois est désormais effectuée hors détention, notamment sous bracelet électronique. L'interdiction des courtes peines, un point qui inquiète Guillaume Jeanson.
«La baisse du nombre de détenus doit être une conséquence du recul de la criminalité,» soutient le porte parole de l'IPJ. Une évidence qui ne l'est plus pour tout le monde.
Bien sûr, «travailler uniquement sur la prison ne suffit pas, il faut aussi s’appuyer sur diverses actions en amont.» Entre autres: «la mise en place de peines intermédiaires avant la prison qui soient réellement dissuasives.» Par exemple: privilégier un Travail d'Intérêt Général à une peine de prison avec sursis, ce dernier étant «hélas trop souvent vécu comme purement symbolique pour influer réellement sur le parcours du délinquant.» Et cela est sans parler des innombrables rappels à la loi.
Libérer 14.000 détenus plutôt que tenir une promesse électorale?
Pour Guillaume Jeanson, le problème de la surpopulation carcérale doit avant tout être réglé en construisant des places de prison «en nombre suffisant», afin de mettre rapidement à exécution les peines prononcées –alors qu’elles ne le sont souvent qu’un an après le verdict! Vider les prisons en profitant du Covid-19 apparaît dès lors comme une escroquerie pénale: «Emmanuel Macron avait promis initialement 15.000 nouvelles places sur le quinquennat,» rappelle notre interlocuteur. Indéniablement, vider les prisons durant la pandémie a facilité le travail de l’exécutif et soulagé les angoisses budgétaires. Pourtant, malgré les 14.000 libérations anticipées, le problème de la surpopulation carcérale n'est que provisoirement résolu: «on estime que 100.000 peines de prison fermes sont toujours en attente d'être exécutées.» Souvent, les délinquants condamnés attendent un an avant d'être envoyés derrière les barreaux.
Attention à l'explosion de délinquance
En définitive, les libérations anticipées ne sont pas sans conséquence. Et Guillaume Jeanson de souligner que «la criminologie nous enseigne que les libérations massives de détenus génèrent mécaniquement un accroissement de la criminalité.» Un phénomène observé en France en 1981, quand 5.000 prisonniers furent libérés, mais aussi à l’étranger:
«Aux États-Unis dans les années 90, lorsque des États ont été forcés par leur Cour suprême de libérer en masse des détenus, quinze infractions graves supplémentaires annuelles ont été commises en moyenne pour chaque détenu remis en liberté.»