Février 2021: le Gouvernement d'union nationale (GNA) dirigé par Fayez al-Sarraj est confronté à une nouvelle offensive des troupes du maréchal Khalifa Haftar. La capitale libyenne est sur le point de tomber face à cette attaque massive, ouvrant ainsi la voie à un contrôle de l’ensemble du territoire libyen. Tripoli demande officiellement à Alger d’intervenir militairement. Amendée dans le courant du mois de novembre 2020, la Constitution algérienne permet désormais à l’Armée nationale populaire (ANP) de sortir de son territoire et de mener des opérations extérieures. Il suffit que le Président de la République actionne l’article 95 de la loi fondamentale qui stipule que l’envoi de troupes doit être validé «après vote de la majorité du Parlement par les deux tiers de ses membres». Alger répondra-t-elle favorablement à l’appel d’al-Sarraj?
«Il est peu probable que l’Algérie accepte de s’immiscer dans un conflit interne comme celui qui se déroule en Libye car ce serait s’engager dans une véritable guerre. Une telle intervention provoquerait nécessairement une réaction de l’Égypte et des Émirats arabes unis, principaux alliés de Haftar avec qui l’Algérie entretient de bonnes relations.»
Selon lui, l’armée algérienne aurait plutôt tendance à intervenir en Libye contre des groupes terroristes qui seraient positionnés près de sa frontière. «Les opérations extérieures doivent être utilisées avec prudence, et uniquement dans les cas extrêmes», poursuit Djalil Lounnas.
Recherche doctrine désespérément
Auteur de Djihad en Afrique du Nord-Sahel: d'AQMI à Daesh, paru aux éditons L'Harmattan, ce spécialiste des groupes terroristes a également étudié de près la question du refus de l’Algérie d’envoyer ses soldats en dehors de ses frontières. «Depuis que le gouvernement actuel a publié la première mouture des amendements à introduire dans la Constitution, j’entends dire que le principe de non-intervention à l’étranger fait partie de la doctrine de l’ANP. Sauf que cette doctrine n’existe pas», insiste Djalil Lounnas.
«L’armée algérienne ne dispose pas de doctrine, ce document dans lequel le ministère de la Défense cite clairement les menaces auxquelles il pourrait faire face, les moyens mis à sa disposition et ceux qu’il compte acquérir», rappelle-t-il.
En fait, la décision de ne pas intervenir à l’étranger avait été prise par le général Mohamed Lamari, ancien chef d’État-major, puis confirmée par son successeur le général Ahmed Gaïd Salah et le Président Abdelaziz Bouteflika –qui avait déclaré dans un de ses discours «que plus aucun soldat algérien n’irait mourir à l’étranger».
Par ailleurs, même si la Constitution actuelle ne prévoit aucun mécanisme concret permettant l’envoi de troupes à l’étranger, cette même loi fondamentale accorde les pleins pouvoirs au chef de l’État pour prendre toutes les dispositions qu’il juge nécessaires en cas de menace sur le pays. «C’est seulement une question de lecture», dit le professeur Lounnas.
Interrogé par Sputnik, un officier à la retraite qui a requis l’anonymat explique que l’amendement de la Constitution donnera à l’armée les moyens «juridiques d’exercer sa mission de combat à l’étranger». Mais cela ne saurait se faire n’importe comment.
«À mon avis, le déploiement futur de l’armée algérienne, s’il se produit, se fera dans un cadre limité et sécurisé. L’Algérie dispose d’une capacité de projection appréciable. Mais la réussite d’une mission ne se pose pas uniquement en termes de transport, c’est surtout l’organisation logistique qui doit être efficiente», indique cette source à Sputnik.
En effet, sur le terrain, il faut assurer aux militaires des munitions, de la nourriture, de l’eau, du carburant, des moyens de transmission, de la maintenance pour le matériel, une couverture médicale ainsi que des moyens aériens importants.
Ennemi extérieur
L’officier supérieur écarte cependant l’éventualité d’une opération de type Barkhane qui nécessiterait l’engagement de 3.000 à 5.000 hommes durant une longue période. «L’Algérie en a les moyens, mais il n’est pas évident que les résultats soient probants».
Concrètement, quels sont les terrains opérationnels sur lesquels les militaires algériens pourraient être envoyés? Il est peu probable que l’ANP sorte de sa zone d’influence directe, c’est-à-dire du Maghreb et du Sahel, un espace qui comprend le Mali, le Niger et la Libye. L’objectif pourrait être essentiellement préventif dans le cadre de la lutte antiterroriste. Les militaires algériens feraient alors valoir le «droit de poursuite» auprès des pays concernés.
L’ANP pourrait également être missionnée pour sécuriser des intérêts économiques, à l’exemple des puits de pétrole que possède la Sonatrach dans le bassin de Kafra au Niger ou dans le bassin de Ghadamès en Libye. L’attaque terroriste contre le complexe gazier de Tiguentourine, en janvier 2013, est une preuve que l’Algérie fait face à des ennemis qui viennent de l’extérieur. «Le terrorisme interne étant contenu, les principales menaces sont externes», relève Djalil Lounnas.
«Le Sahel est le foyer de tension le plus important dans le monde juste après le Moyen-Orient. Les membres de groupes armés désignent l’Algérie comme étant leur principal ennemi. Dans la mythologie islamiste, les autorités algériennes ont volé leur grande victoire pour prendre le pouvoir, consécutivement à l’arrêt du processus électoral de 1992. L’Algérie est une sorte d’Eldorado à reconquérir», souligne-t-il.
L’exception tunisienne
Concernant le droit de poursuite, l’Algérie s’est abstenue d’en user, même lors des appels pressants du Président malien Amadou Toumani Touré durant la période 2008-2010.
En fait, l’armée avec laquelle l’ANP a mené des opérations antiterroristes organisées et coordonnées est certainement celle de la Tunisie. Le mont Chaambi, à l’ouest du pays, est le prolongement de la chaîne algérienne des Nememcha. Des opérations conjointes ont eu lieu dans cette zone frontalière afin de prendre en étau les groupes islamistes armés. À ce titre, le professeur Djalil Lounnas révèle qu’Alger «était prête à intervenir avec force en Tunisie» en cas de déstabilisation majeure du pays par ces groupes armés.
«Cette éventualité avait été évoquée en 2014 et 2015 et les responsables militaires avaient sérieusement étudié cette question. Les Algériens étaient plus ouverts à une intervention en Tunisie à la demande, bien entendu, des autorités de ce pays», ajoute le professeur en relations internationales.
Nouvelle dimension
Il est nécessaire, cependant, de relativiser la notion de présence de l’ANP au Maghreb et au Sahel. Les unités de l’armée régulière sont certes absentes, mais les services de renseignement sont, eux, bien présents. Par ailleurs, l’amendement de la Constitution permettra également l’engagement de militaires au sein de missions de maintien de la paix et de la sécurité internationales sous l’égide des Nations unies et de l’Union africaine.
Sur le plan continental, cette disposition accordera une nouvelle dimension au rôle de l’Algérie. En effet, le pays revendique depuis deux décennies le leadership africain en matière de sécurité. Alger est parvenue à conserver le poste de Commissaire à la paix et à la sécurité durant trois mandats, elle abrite le Centre africain d’études et de recherche sur le terrorisme et coordonne l’action de l'Unité de fusion et de liaison (UFL), coalition des services de renseignement de sept pays (Algérie, Mali, Mauritanie, Niger, Libye, Burkina Faso et Tchad et Nigeria). Dans un proche avenir, des militaires algériens pourraient être déployés au sein de la Force africaine en attente (FAA).
«L’Algérie est un pays puissant militairement, le fait que son armée puisse participer à des missions de maintien de la paix et de la sécurité internationales dans le cadre des Nations unies et de l’Union africaine lui permettra de rehausser son influence. Plus un pays participe à ces opérations plus, il est perçu comme étant crédible. Votre position dans le système international dépend de votre présence, si vous êtes absent, personne ne vous écoute», souligne Djalil Lounnas.