En août 1944, 61% des Parisiens disaient que «l’URSS avait le plus contribué à la défaite de l’Allemagne nazie»

Les sondages successifs de l’IFOP depuis 1944 révèlent un retournement de l’opinion publique français sur la contribution de l’URSS et des États-Unis à la défaite de l’Allemagne nazie. Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut de sondage le plus ancien de France, commente ces résultats pour Sputnik.
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En 2015, l’Institut Français d’Opinion publique (IFOP) a effectué un sondage qui comportait cette question: «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945?» À l’époque, 54% des sondés avaient répondu «Les États-Unis». Or, en mai 1945, ils étaient 57% à estimer qu’il s’agissait de l’URSS, les Américains n’étant alors cités que par 20% des Français.

Cette érosion de l’opinion sur le rôle de l’Union soviétique dans la Seconde Guerre mondiale se poursuit-elle? C’est la première question que Sputnik a posée à Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’IFOP et directeur depuis 2011du pôle «Opinion et Stratégies d’Entreprise» de l’institut de sondage le plus ancien de France.

«Effectivement, dans les sondages de l’IFOP en août 1944 –Paris était à peine libéré–, 61% des Parisiens disaient que “c’est l’URSS qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne nazie” […] et au tournant des années 1990, il y a eu un retournement d’opinion. Dans les enquêtes faites pour le Figaro, CBS et USA Today en 1994, on voyait que l’opinion publique française disait “c’est les États-Unis, Patton et Eisenhower qui y ont plus contribué”. Ils n’étaient que 25% à citer l’Union soviétique», confirme Frédéric Dabi.

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La même question posée en 1944, 1945, 2004, 2014 et en mai 2015 permet à Frédéric Dabi –qui va jusqu’à «quitter sa posture de neutralité»– d’affirmer que «malheureusement, ces sondages ont confirmé une sorte de cécité historique», à cause de laquelle une large majorité de Français (54%) considère que ce sont les États-Unis qui ont le plus contribué à cette défaite, alors que «tous les historiens s’accordent à dire que c’est l’Armée rouge et le sacrifice de plus de 20 millions de Soviétiques qui ont le plus contribué» à la victoire sur l’Allemagne nazie. Rappelons-nous en effet les chiffres des pertes humaines, militaires et civiles: 26 millions pour l’URSS, 10,3 millions pour l’Allemagne, 416.000 pour les États-Unis et 384.000 pour la Grande-Bretagne.

«On a un exemple assez rare de retournement ou de mutation de l’opinion publique sur un fait historique», souligne Frédéric Dabi.

L’explication que propose l’analyste politique vient, premièrement, «de l’effondrement du Parti communiste français (PCF), qui était la première force politique en France en 1944 […] et qui rappelait, lors de ses cérémonies, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale», jusqu’à ce qu’en 1994, «le PCF pèse 8 à 9% des voix».

Dans d’autres pays, une vision «moins caricaturale», mais similaire 

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La deuxième raison est d’ordre démographique, du fait de la disparition d’une génération qui a connu la guerre «dans sa chair», face à «une sorte d’américanisation de l’histoire à travers les œuvres culturelles et des documentaires». Et puis,

«La troisième raison, la plus importante, c’est le contexte de la Guerre froide, avec l’Europe coupée en deux par le rideau de fer […] que l’on a vécu comme une sorte de continuation –pacifique– de la Seconde Guerre mondiale, surtout, dans les années 1980, à l’époque de Ronald Reagan et au moment de l’Afghanistan», détaille Frédéric Dabi.

En 2015 également, le sondeur britannique ICM Research a réalisé un sondage sur le même thème, commandé par Sputnik, dans plusieurs pays d’Europe. Les résultats sont clairs: 61% des Français, et 52% des Allemands interrogés pensent que ce sont les États-Unis qui ont gagné la guerre. Cas particulier chez les Britanniques, qui ne sont que 16% à donner le premier rôle à leurs «cousins» américains, 46% estimant que c’est à l’armée de leur pays que revient le titre. Seuls 13% de l’ensemble des sondés en Europe estiment que le premier rôle revient à l’Armée rouge. C’est donc en France que l’opinion est la plus tranchée à ce sujet.

«En 1994, on a fait aussi une enquête en Angleterre, où les Anglais citaient plus la contribution américaine, mais de manière moins forte, moins caricaturale que l’opinion publique française», confirme Frédéric Dabi.

Le directeur adjoint de l’IFOP trouve intéressant de réinterroger l’opinion publique aujourd’hui. D’autant qu’«à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les chefs d’État occidentaux ne sont pas venus au défilé [militaire à Moscou, ndlr], malgré l’invitation de Vladimir Poutine», et ça a «beaucoup choqué une partie d’opinion française».

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Un autre point devrait également attirer l’attention de l’opinion publique: le débarquement en Normandie est souvent mis en avant par rapport à d’autres opérations militaires alliées, notamment, le débarquement en Provence, celui en Sicile et, auparavant, le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord.

«Je ne suis pas historien de métier, souligne Frédéric Dabi. Mais on peut être surpris […] que dans l’imaginaire collectif, dans l’écriture –la réécriture, peut-être– de la Seconde Guerre mondiale, les Français retiennent la bataille de Stalingrad, un peu moins la bataille de Koursk, mais le conflit est polarisé sur le débarquement du 6 juin, ce qui ne correspond pas totalement à la réalité historique. On peut le regretter.»

«Toutes ces commémorations de grandes victoires du passé sont toujours l’objet d’une politisation, ainsi que de relectures plus ou moins exactes», expliquait à Sputnik Christophe Bouillaud, enseignant-chercheur en sciences politiques à Sciences Po Grenoble. Mais l’analyse scientifique est là pour remettre les pendules à l’heure, et Frédéric Dabi espère avoir bientôt la possibilité («une commande») de voir «si dans la durée, le mouvement [de l’opinion publique sur le rôle de l’Armée rouge dans la Seconde Guerre mondiale, ndlr] s’enracine ou devient plus mesuré».

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