Au bout du fil, quelque part à Mbacké (environ 185 km de Dakar), la voix calme d’un jeune homme, Sidi Diop, qui vient de perdre son père. Mor Diop est décédé début avril à l’âge de 65 ans en Italie où il résidait. Il a dû y être enterré à la suite de l’interdiction par le gouvernement sénégalais du rapatriement des dépouilles de personnes mortes du Covid-19.
«Comme il est impossible de lutter contre l’État, nous acceptons cette décision qui nous empêche de rapatrier le corps de notre père. C’était un bon talibé [disciple de la confrérie mouride, ndlr] qui avait émis le souhait d’être enterré aux côtés de son marabout à Darou-Salam (à Mbacké). Nous aurions aimé pouvoir aller sur sa tombe et prier pour lui comme cela se fait naturellement», explique le jeune homme à Sputnik.
Philosophe, Sidy Diop se fait le porte-parole d’une famille endeuillée mais résignée face à «ce décret de Dieu contre lequel nul ne peut s’opposer». «Il nous reste les prières et nous allons en faire beaucoup pour lui car Allah est partout sur cette terre. Ses amis de Brescia ont fait ce qu’ils pouvaient. L’État doit également tenir ses promesses», poursuit-il.
À l’image de Sidy, de nombreuses familles sénégalaises vivent au pays le deuil incomplet de parents morts du coronavirus et enterrés à l’étranger. En Europe, aux États-Unis et peut-être en Afrique et ailleurs dans le monde, des Sénégalais meurent du virus et sont enterrés ou incinérés sur place. Au cours de ce mois d’avril 2020, au moins six d’entre eux sont décédés en Italie et y ont été enterrées, loin de leurs proches.
C’est ce qu’a révélé à Sputnik Mamadou Diop, un des responsables de l’association «Sunu Brescia», un regroupement de Sénégalais établis dans cette ville située à une centaine de kilomètres de Milan.
«Pour des raisons sanitaires discutables, l’État sénégalais a interdit le rapatriement des dépouilles de compatriotes morts du coronavirus à l’étranger. Nous devions nous organiser ici à Brescia pour bien conserver les corps en attendant peut-être un changement d’avis des autorités. La commune de Bergame a finalement accepté l’enterrement de nos morts en suivant les prescriptions de notre religion», raconte-t-il.
Des Sénégalais enterrant un compatriote en France.
C’est le 6 avril dernier que le Comité national de gestion des épidémies (CNGE), structure sous tutelle du ministère de la Santé et de l’Action sociale, avait annoncé la suspension des rapatriements de corps de Sénégalais décédés du coronavirus dans des pays en proie à la pandémie. «Au regard du fort risque de contagion liée à la manipulation des dépouilles, aucun transfert de corps provenant de pays infectés ne devra être permis», justifiait ainsi un communiqué du ministère de la Santé.
Une position confortée le 9 avril par Amadou Bâ, le ministre des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur, au cours d’un point de presse commun avec son homologue de la Santé.
Pour ne pas laisser les familles, en sus du deuil auquel elles sont confrontées, assumer des frais d’inhumation à l’étranger pouvant se révéler importants, «l’État a décidé [d’acheter] des tombes dans les cimetières de chaque religion», a annoncé le chef de la diplomatie sénégalaise.
«Nous sommes dans une situation mondiale qui impose certaines exceptions. Ne pouvant plus rapatrier de corps […], nous demandons aux familles de comprendre cette position qui est difficile», a allégué Amadou Bâ, lors de sa conférence de presse prononcée en wolof, langue nationale du Sénégal.
Une position contestée «scientifiquement»
La position du gouvernement du Sénégal n’est pas une ineptie dans la mesure où elle est partagée par nombre d’États à travers le monde, qui invoquent les mêmes risques sanitaires. Néanmoins, le débat fait toujours rage dans le pays et parmi la diaspora, notamment au sein de la communauté scientifique. Sur sa page Facebook, le Dr Mamadou Mansour Diouf, médecin anesthésiste-réanimateur à Bordeaux, en France, explique les procédures internationales en partant du Code général des collectivités territoriales (CGCT) de France.
«La délivrance d’un laissez-passer mortuaire pour l’étranger ou d’une autorisation de sortie du territoire français est autorisée dès lors que le défunt est placé dans un cercueil hermétique qui prémunit de toute contagiosité quel que soit le motif du décès. […] Il est tenu compte du fait que le transport d’un corps d’une personne décédée ne crée aucun risque sur le plan sanitaire même si le décès est dû à une maladie transmissible lorsque les mesures appropriées sont prises», écrit le Dr Diouf.
Mais sous son post, le médecin-anesthésiste est contredit par un internaute:
«Pensez-vous que l’article du CGCT français s’applique partout dans le monde? Pensez-vous que les équipements de protection dont vous parlez existent partout dans le monde (…) notamment (dans les) pays du Sud où, même si vous l’omettez dans votre analyse, la diaspora sénégalaise est bien présente? Que préconisez-vous pour les décédés du Covid-19 dans un pays tel que la Centrafrique?»
Voulant mettre un terme au débat, le ministre de la Justice, Me Malick Sall, a déclaré, dans une conférence de presse à la Radiodiffusion télévision sénégalaise (RTS), ce 21 avril, que «c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a demandé l’inhumation des personnes décédées du Covid-19 dans les pays d’accueil afin d’éviter la contamination extraterritoriale».
Faux, rétorque le docteur Mamadou Mansour Diouf, dans une nouvelle publication. «Les décisions et informations de l’OMS sont publiques et consultables sur son site Internet. Nulle part il n’est fait mention des allégations fausses du ministre de la Justice.»
L’OMS aurait-elle adressé, plutôt, un avis au gouvernement sénégalais sur le rapatriement ou non des Sénégalais décédés du Covid-19 à l’étranger? Contactée par Sputnik à Dakar, une source de l’OMS a répondu en ces termes: «Il faut juste retenir que l’Organisation mondiale de la santé ne donne que des avis aux États. Maintenant, chaque État est souverain dans chacune de ses décisions par rapport à une situation donnée.»
Requête pour «pas être réduit en cendres»
Au Sénégal, entre pro et anti-rapatriement, le débat fait rage, jusque chez les défenseurs des droits de l’Homme. Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, est du côté des familles qui réclament les dépouilles de leurs défunts.
À contre-courant, chez Me Assane Dioma Ndiaye, président de la Ligue sénégalaise de défense des droits humains (LSDH), la problématique est plus complexe
«Il y a ce que l’on appelle les actes de gouvernement, des actes qu’un État peut prendre à un certain moment au nom de l’intérêt général pour des questions d’ordre public absolu. D’un autre côté, il y a des droits inaliénables comme le droit à une sépulture digne. Donc deux droits concurrents. Mais là, vous avez une mesure d’intérêt général qui tend à préserver la santé publique […] de l’ensemble du peuple sénégalais.»
Peu convaincus par cette démonstration de Me Ndiaye, par les sorties médiatiques des différents membres du gouvernement, les activistes de l’ONG «Jamra» demandent toujours au chef de l’État «qu’il permette aux familles des personnes décédées de pouvoir leur offrir […] un rite funéraire conforme à leur confession religieuse plutôt que d’être réduits en cendres dans des crématoriums ou entassés dans des fosses communes».
La fermeture prolongée des frontières aériennes jusqu’au 31 mai 2020 marque la détermination du Président Macky Sall à appliquer la tolérance zéro contre tout risque sanitaire potentiel dû au coronavirus. En février dernier, il avait également fermé la porte au retour de 13 étudiants sénégalais de Wuhan, en dépit des fortes pressions populaires qu’il avait dû subir. La même fermeté est toujours de rigueur avec les dépouilles de Sénégalais morts du Covid-19 à l’étranger, et dont le gouvernement n’a pas révélé le nombre.
Preuve, s’il en est, que cette mesure serait strictement d’ordre sanitaire, le corps d’un journaliste sénégalais décédé en Espagne où il était en soins pour d’autres pathologies que le coronavirus est arrivé à Dakar ce 20 avril.