C’est une requête qui renferme une mise en garde. Le 28 mars dernier, le ministre sénégalais des Affaires étrangères, Amadou Bâ, a lancé un appel à ceux qui font des Européens les responsables de la présence du coronavirus au Sénégal.
«Le Sénégal, à l’instar de la communauté internationale, est appelé à lutter contre un ennemi invisible qui, de la même manière qu’il traverse allègrement les frontières, ne fait aucune distinction de race, de religion, de statut social ou de genre. Dès lors, aucune forme de stigmatisation ne doit être entretenue ni envers nos compatriotes vivant à l’étranger, encore moins envers les autres étrangers vivant parmi nous.»
En effet, le 2 mars dernier, l’annonce du premier cas de coronavirus –un ressortissant français vivant à Dakar de retour de vacances en région Auvergne-Rhône Alpes– a été le point de départ d’un torrent d’accusations contre les «étrangers» porteurs de «malheurs». Et les trois cas déclarés par la suite, des patients européens, sont venus «corroborer» cette thèse. Un quotidien sénégalais a cru alors résumer la situation avec un titre évocateur: «Un hôte étranger parmi nous».
#Coronavirus : Amadou Ba dit stop à la stigmatisation
— Le journal de Dakar (@JournaldeDakar) March 28, 2020
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Le même phénomène de stigmatisation s’est produit en Éthiopie, où le premier ministre Abiy Ahmed a dû appeler ses compatriotes à la tolérance en réaction à des attaques contre des étrangers. «Il est important de noter que le virus n’est lié ni à un pays ni à une nationalité. (…) Tout le monde est égal devant le risque… Ne laissons donc pas la peur nous voler notre humanité.»
Au Sénégal, et même si elle peut revêtir une signification au regard du stade de transmission de l’épidémie, «cette dichotomie entre "nous" et "eux" a été d’abord entretenue par la communication gouvernementale sur le premier cas», souligne pour Sputnik le Dr. El Hadji Malick Sy Camara, enseignant-chercheur de sociologie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.
«Le ministre de la Santé [Abdoulaye Sarr] avait au départ parlé de "cas importé". À ce qualificatif s’est ajoutée une autre précision sur sa nationalité. Cela a sans nul doute forgé les premières représentations sur les potentiels vecteurs de la maladie, c’est-à-dire ceux qui ne seraient pas de peau noire. Sur le plan socio-anthropologique, les populations trouvent toujours de bonnes raisons pour étiqueter les allochtones qui, aux yeux des autochtones, ont bouleversé leur quiétude», analyse le socio-anthropologue sénégalais.
Depuis ces premières escarmouches verbales, le Sénégal s’est retrouvé, au 31 mars, avec 175 cas de coronavirus: une nette majorité de nationaux contaminés et des «cas importés». Et les statistiques quotidiennes vont dans le sens d’une aggravation de la situation sanitaire. Les chiffres de la pandémie tendent, ainsi, vers un schéma de transmission communautaire de plus en plus net, minimisant de fait la «responsabilité» des étrangers pour révéler des contaminations de Sénégalais «bon teint».
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«Plus problématique est la communication sur les cas importés impliquant ceux que l’on appelle communément les "modou-modou" (immigrés sénégalais, ndlr). En effet, au-delà de la stigmatisation dont ils sont l’objet, cela peut fragiliser le socle du vivre-ensemble et nos sociabilités dans la mesure où toute personne de cette communauté est perçue comme potentiellement porteuse du virus et donc dangereuse pour nous autres», alerte Diouma Diallo
«Cette peur de l'étranger dans une situation de crise n'est pas nouvelle», rappelle El Hadji Malick Sy Camara. Marième Ciss, spécialiste en sociologie de la santé, le rejoint dans ce constat. Entre des autochtones désireux de revenir en catimini au pays natal en fuyant leurs eldorados infectés par le coronavirus, et des étrangers subitement indésirables dans leur pays d’accueil, ce sont autant de phénomènes qui ont prévalu dans une histoire récente et dont les séquelles ne sont pas toutes effacées.
«Le contact avec l’autre est souvent problématique et source de suspicion et de méfiance. Le mal est rarement diagnostiqué chez le "même" mais souvent chez "l’autre". C’est ainsi que l’anthropologie classique a permis une justification "scientifique" à la "nécessité" de la colonisation. L’autre, était de ce fait, "le primitif", "le sauvage", le "non-civilisé" qu’il fallait sortir de l’ignorance pour le faire bénéficier de la civilisation. Ces justifications ont longtemps prévalu pour légitimer la colonisation», explique Marième Ciss.
«C'est presque devenu la règle générale mondiale, comme en attestent les cas de xénophobie en Afrique du Sud, l'émigration choisie de Sarkozy... Les travaux de Paul Farmer, anthropologue américain, sur "Le Sida en Haïti. La victime accusée" avaient montré que les Haïtiens étaient considérés comme les importateurs de la maladie aux États-Unis, alors que les Haïtiens parlaient de complot (théorie du complot) des Américains qui auraient envoyé cette maladie en Haïti. Par ailleurs, l'alerte de voix autorisées (gouverneurs, médecins-chefs et populations locales) sur l'arrivée de certains émigrés qui auraient échappé à la vigilance des forces de sécurité et de défense entretient la stigmatisation», analyse El Hadji Malick Sy Camara.
«L'enfer, c'est les autres», conclut le socio-anthropologue sénégalais.