Le président de la Banque africaine de développement accusé de népotisme, manœuvre politique?

Contesté dans sa gestion par des lanceurs d’alerte, le président de la Banque africaine de développement (BAD) risque-t-il sa réélection à un deuxième mandat? L’enquête déclenchée en interne devrait aboutir avant les assemblées annuelles. D’anciens cadres ont confié à Sputnik France leur inquiétude pour la réputation de la banque. Décryptage.
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Pour lutter contre les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 en Afrique, la Banque africaine de développement (BAD) vient d’annoncer qu’elle débloquait 10 milliards de dollars, en réponse d’urgence à la crise du coronavirus.

Lors d’une visioconférence depuis Abidjan, siège de la BAD, le 7 avril, son président, le Nigérian Akinwumi Adésina, unique candidat à sa réélection pour un deuxième mandat, s’en est longuement expliqué. Mais comme à chacune de ses interventions, il a dû répondre à des accusations de népotisme portées contre lui au sein de sa propre organisation et récemment révélées par la presse française et panafricaine.

«Je dirige une banque avec un haut niveau de professionnalisme et de bonne gouvernance. Aujourd’hui, la BAD est classée 4e sur 45 pour la transparence par Publish Water Front. Ce sont des attaques fabriquées compte tenu de ma candidature pour un 2e mandat. Ces allégations ne reposent sur aucune preuve. On veut la tête d’Adésina. Laissons le comité d’éthique et le conseil d’administration travailler en toute tranquillité et on verra bien. Bientôt, la vérité sortira», a répondu Akinwumi Adésina lors d’une conférence de presse virtuelle le 7 avril dernier, à laquelle Sputnik France a eu accès.

Interrogé par RFI, le Nigérian a de nouveau récusé toute accusation de favoritisme à l’égard de compatriotes nommés au sein de la BAD au cours de son premier mandat: «Je respecte les règles à 100% et je récuse ces accusations à 100%», a-t-il martelé au micro de notre confrère. Il a précisé par ailleurs que la BAD était obligée de reporter ses assemblées générales prévues fin mai à Abidjan du fait du coronavirus, mais que celles-ci devraient se tenir «pas plus tard qu’avant la fin août» du fait des élections présidentielles qui doivent se dérouler dans la foulée en Côte d’Ivoire.

Début avril, Le Monde avait révélé qu’une enquête interne a été ouverte au sein de la BAD suite à des accusations portées par des fonctionnaires «mués en lanceurs d’alerte, comme le permet le code de conduite». C’est le 19 janvier, selon ce journal, qu’un document de onze pages détaillant «seize cas d’abus présumés» a été envoyé au comité d’éthique de la BAD, le seul habilité à recevoir ce genre de plaintes.

«Du jamais vu à la BAD»

Des allégations portant également sur des cas de «violation du code de conduite» et d’«entrave à l’efficacité […] affectant la confiance dans l’intégrité» de la banque, qui sont actuellement «examinées par le conseil des gouverneurs de la BAD», selon Godfred Awa Eddy Penn, directeur du département des services juridiques de la BAD, cité par Le Monde

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Pour tenter d’y voir plus clair, Sputnik France a tendu le micro à trois anciens cadres de la Banque africaine de développement. Première institution financière en Afrique avec un capital de 200 milliards de dollars, la BAD jouit d’une aura qui se traduit par une notation «AAA», gagnée au prix d’un long combat en matière de bonne gouvernance, dont ses «anciens» sont très fiers. Même s’ils ont refusé de se prononcer sur l’issue de l’enquête en cours, ils sont d’accord que c’est du «jamais vu à la BAD qu’une affaire interne transpire ainsi sur la place publique».

«C’est la première fois dans l’histoire de la BAD que des bruits de couloir transpirent de cette façon et tombent entre les mains des médias. Et que ce soit le propre staff d’Adesina qui défraie ainsi la chronique sur des allégations de mauvaise gouvernance contre leur patron, c’est complètement inédit», a regretté au micro de Sputnik France un ancien haut fonctionnaire international de la banque.

Bien que n’étant plus en fonctions, ce cadre, qui a occupé de nombreux postes de «représentant résident» d’un pays, a requis un strict anonymat. Car bien que la procédure des «whistlers blowers» (lanceurs d’alerte) existe au sein de la banque depuis 2005, elle n’a été utilisée que «pour des plaintes pour harcèlement sexuel, pots-de-vin, voire contrats de gré à gré», précise cet ancien responsable de la BAD. Hormis un cas de destitution, jamais, en effet, cette auguste institution n’avait connu une telle tension liée au management de son président. Ce qui a pris tout le monde de court.

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En 1980, le président Kouame Fordwor (Ghana) avait été démis de ses fonctions par le conseil d’administration. Ce qui avait amené le conseil des gouverneurs à nommer Goodall Gondwe (Malawi) président par intérim jusqu’en 1981, date de l’élection de Wila Mungomba (Zambie).

En 1993, le départ de feu Babacar Ndiaye (Sénégal) avait entraîné la perte de la notation AAA jusqu’en 1995, date de l’élection d’Omar Kabbaj (Maroc). Dès son arrivée à la tête de la BAD, l’actuel conseiller de Sa Majesté Mohamed VI avait alors mis en place «un programme de restructuration historique de la BAD afin de retrouver la confiance des actionnaires, surtout des non-régionaux et le rétablissement du rating AAA», rappelle ce haut cadre.

«On était habitués à avoir des remous au moment des élections avec des employés qui cherchent à faire levier pour leur candidat. Mais jamais en s’en prenant ainsi directement au président sortant. Il faut qu’Adesina "rajuste au plus vite son nœud papillon" avec son personnel», plaisante au micro de Sputnik le Sénégalais Magatte Wade, aujourd’hui maire de Mékhé après vingt ans de bons et loyaux services à la BAD, qu’il a quittée en 2014 avec le titre de directeur de la communication et des relations extérieures.

Son collègue congolais Michel N’Kodia, à la retraite depuis dix ans après avoir assuré le secrétariat général en charge du protocole, se déclare surpris que le conseil des gouverneurs (l’instance suprême de la BAD) ait déjà été saisi à ce stade.

Adésina en conflit ouvert avec les Américains?

En principe, c’est d’abord au comité d’éthique de vérifier la véracité des allégations qui lui parviennent. Ce dernier rend compte au conseil d’administration dans lequel siège le président de la Banque.

«En cas de désaccord avec le président, c’est le conseil des gouverneurs qui tranche. Mais le principal dysfonctionnement, dans le cas présent, semble venir du comité d’éthique. Car eu égard à la gravité des faits allégués, pourquoi la gestion des informations confidentielles qu’il a reçues en début d’année n’a-t-elle pas été faite en application des règles en vigueur?» s’interroge au micro de Sputnik France Michel N’Kodia, actuellement président de l’Association des anciens fonctionnaires de la BAD.

Un début de réponse pourrait se trouver dans les relations très tendues que le président de la BAD entretiendrait avec l’Américain Steven Dowd, l’administrateur représentant Les États-Unis à la BAD. Ce dernier, selon des informations relatées par le mensuel économique Financial Afrik, serait l’inspirateur du rapport accablant à l’encontre d’Adesina. En sa qualité de président du comité de l’audit (qui est membre du comité d’éthique), il aurait très bien pu être à l’origine des fuites dans la presse «avant que le comité d’éthique saisi n’ait rendu son verdict», provoquant un branle-bas de combat au sein du conseil des administrateurs, précise le journal.

«Il faut que le comité d’éthique statue le plus rapidement possible pour éviter que cela se répande davantage sur la place publique. Il s’agit de l’intérêt général de la BAD, de son image et de l’avenir des efforts de développement du continent», s’insurge Michel N’Kodia.

Même si sa nouvelle directrice de l’information, Nafissatou Diouf, n’a cessé de marteler que la BAD était «une tour de verre», son personnel n’en est pas moins «sous tension» depuis le début de cette affaire, selon des cadres encore en exercice ayant requis l’anonymat. Les États-Unis sont en effet les premiers actionnaires «non régionaux» de la BAD.

La BAD, «tour de verre» ou «Titanic»?

Or, Adésina est déjà en conflit avec le président de la Banque mondiale (BM), l’Américain David Malpass, qui lui reproche d’avoir octroyé trop de prêts au Nigeria et à l’Afrique du Sud. «Alors que les volumes des prêts accordés par la Banque mondiale à ces deux pays sont beaucoup plus importants que ceux de la BAD», fait valoir l’un d’entre eux.

«Si Donald Trump se fâche contre la BAD, comme il l’a fait avec l’OMS, ce sera très délicat pour le déblocage de la contribution américaine au titre de la dernière reconstitution des ressources du guichet concessionnel et de l’augmentation du capital de la banque», s’inquiète pour sa part notre «ancien» ayant requis l’anonymat.

Pour lui, quelle que soit la décision finale, il faut que cette enquête soit bouclée le plus vite possible, particulièrement avec la pression financière additionnelle que subit la banque du fait du Covid-19. «La BAD, c’est comme le Titanic. Si elle venait à sombrer, elle entraînerait dans son sillage de nombreuses autres institutions financières panafricaines», souligne-t-il.

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Pour Magatte Wade, en revanche, Adésina «a eu raison de prendre ses distances avec la Banque mondiale». Quant à sa réélection, il est persuadé que le Nigérian continuera de jouir du soutien de la Côte d’Ivoire, de la CEDEAO et de l’Union africaine, sur lesquelles le président de la BAD s’est toujours appuyé pour mener à bien ses différentes initiatives en matière d’agriculture, d’énergie ou vis-à-vis de l’entrepreneuriat africain.

Cinq jours pour débloquer des fonds

Simple oubli ou signe avant-coureur de disgrâce? Le président en exercice de l’UA, le Sud-africain Cyril Ramaphosa l’a toutefois «omis» dans le quatuor de financiers récemment mis en place pour mobiliser des fonds anti-Covid auprès des grandes institutions internationales.

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Alors que le Rwandais Donald Kaberuka (prédécesseur d’Adesina à la tête de la BAD entre 1995 et 2015), qui a «snobé» toutes les assemblées annuelles depuis la fin de son deuxième mandat a, lui, été coopté.

«La BAD, c’est le dernier État africain. C’est pourquoi elle doit serrer les rangs plutôt que de se laisser distraire. Mais elle doit aussi se soucier de sa réputation, qui a une incidence directe sur son rating. Particulièrement à un moment où l’Afrique a la possibilité de se repositionner dans l’ère de l’après-Covid-19», insiste le maire de Mékhé.

En attendant le verdict, le président de la BAD ne chôme pas. Son lancement d’un fonds de 10 milliards de dollars pour aider le continent à faire face au coronavirus relève du tour de force. D’autant que les déboursements se feront «en cinq jours», a-t-il précisé dans un communiqué publié par la BAD le 4 avril, dans lequel il n’a pas manqué de saluer «le soutien indéfectible des administrateurs de la banque».

«L’Afrique est confrontée à d’énormes défis budgétaires pour agir efficacement face à la pandémie de coronavirus. La Banque africaine de développement déploie toutes ses capacités de réponse à l’urgence pour aider l’Afrique en ce moment critique. Nous devons protéger des vies. Ce fonds aidera les pays africains dans leurs efforts pour contenir la propagation rapide du Covid-19», s’est-il réjoui.

La vice-présidente principale par intérim de la BAD, Swazi Tshabalala, a indiqué de son côté que la création de ce fonds avait «exigé un effort collectif et du courage de la part de tout notre personnel et de nos actionnaires». Doté de 5,5 milliards de dollars pour les opérations souveraines dans les pays membres de la banque et de 3,1 milliards de dollars pour les opérations souveraines et régionales via les pays du Fonds africain de développement (FAD), ce fonds dispose également de 1,35 milliard de dollars supplémentaires consacrés aux opérations du secteur privé, précise le communiqué de la BAD.

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