Du coronavirus à la nouvelle «guerre du pétrole»

Le marché pétrolier s’apprête à faire face à une crise profonde. Dans cette configuration, la Russie dispose d’avantages indéniables, les États-Unis aussi d’ailleurs. L’Arabie saoudite, en revanche, pourrait avoir du mal à tirer son épingle du jeu.
Sputnik

Derrière l’épidémie du nouveau coronavirus Covid-19 se profile désormais une nouvelle guerre sur les prix du pétrole. On le sait, la chute de la production en Chine a eu des conséquences importantes sur les marchés des matières premières, et de l’or noir en particulier. Mais depuis le vendredi 6 mars, on assiste à l’éclatement de l’accord qui unissait l’OPEP, emmenée par l’Arabie saoudite, au groupe dit «non-OPEP» conduit par la Russie. Nous sommes donc entrés dans une autre logique.

Échec de la réunion de Vienne

La réunion qui se tenait à Vienne le vendredi 6 mars devait étudier les réponses à apporter à la baisse des prix engendrée par la chute de la demande chinoise et le ralentissement de l’activité économique. Le ministre russe de l'Énergie, Alexandre Novak, arrivé de Moscou le vendredi matin, a alors déclaré à ses collègues ministres qu'il était en faveur du maintien de la réduction de l'offre aux niveaux actuels jusqu'en juin, date à laquelle il conviendrait d’étudier des coupes plus profondes.

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Les ministres de l’OPEP, sous la direction du ministre saoudien, avaient proposé jeudi à la Russie de réduire la production de pétrole de 1,5 million de barils supplémentaires par jour afin de compenser l'impact du coronavirus. Quelques heures plus tard, l’OPEP avait de nouveau fait pression sur Moscou pour une réduction immédiate des volumes de production. La déclaration d’Alexandre Novak fut l’équivalent d’une fin de non-recevoir. Malgré les efforts du secrétaire général de l'OPEP, Mohammad Barkindo, le marché pétrolier s'est de fait préparé à une crise profonde. Le prix du pétrole brut a chuté à Londres et se trouve actuellement à 35 dollars pour le Brent, soit une baisse de plus de 45%. Pendant plus de trois ans, Vladimir Poutine a maintenu la Russie au sein de la coalition «OPEP+» pour limiter la production de pétrole et soutenir les prix. Cette alliance a été décisive pour permettre à la Russie de traverser la crise engendrée par la baisse brutale des prix du pétrole de 2015. Cependant, en plus d'aider le budget russe, cette alliance a apporté à la Russie des gains importants en termes de politique étrangère, créant un lien avec le nouveau leader de l'Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed ben Salmane. On peut se demander pourquoi la Russie, alors, veut y mettre fin.

L'impasse actuelle est donc la plus grande crise depuis que l'Arabie saoudite, la Russie et plus de vingt autres pays ont créé ce groupe «OPEP+» en 2016. Un groupe qui contrôle plus de la moitié de la production mondiale de pétrole et a soutenu les prix et remodelé la géopolitique du Moyen-Orient. Il est maintenant en crise. Le risque pour les Saoudiens est que si leur pari est de faire céder la Russie par une baisse de production, ils ont en fait bien plus à perdre que ce dernier pays car ils ont besoin de prix du pétrole plus élevés que la Russie pour financer leur budget.

Le contentieux russo-américain

Il faut aussi savoir que l'accord de l'OPEP+ a indirectement aidé l'industrie du pétrole de schiste américain, qui a besoin de prix supérieurs à 50-60 dollars le baril. Or, la Russie est aujourd’hui en conflit avec les États-Unis: le gouvernement russe reproche à l'administration Trump d'utiliser l'énergie comme un outil politique et économique. Elle a été particulièrement contrariée par le recours aux sanctions par les États-Unis pour empêcher l'achèvement du gazoduc Nord Stream 2, reliant les gisements de gaz de la Sibérie à l'Allemagne. Que cette tentative ait été globalement un échec ne change par ailleurs rien au ressentiment qu’éprouve le gouvernement russe. La Maison-Blanche a également ciblé les activités vénézuéliennes du russe Rosneft. La décision de la Russie de sacrifier l’accord serait donc la réponse à cette politique américaine.

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Par ailleurs, l'accord dit OPEP+ n'a jamais été très populaire auprès de nombreux acteurs de l'industrie pétrolière russe. En particulier, Igor Setchine, le puissant patron de Rosneft et allié de longue date de Poutine, y était semble-t-il opposé. Le Kremlin a également été déçu par son alliance avec Riyad. La stabilité de Mohammed Ben Salman ne semble pas assurée si l’on en croit des observateurs moscovites. La décision de prendre le risque d’une guerre commerciale avec l’Arabie saoudite et de provoquer une baisse importante des prix du pétrole brut aurait donc été prise lors de la réunion entre Vladimir Poutine et les dirigeants de l’industrie pétrolière le samedi 29 février.

Si tel est bien le cas, la stratégie de la Russie viserait alors deux objectifs. Le premier serait de mettre les producteurs américains en difficulté. On sait que les petites compagnies, qui produisent une partie du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix du brut supérieur à 50, voire 60, dollars pour pouvoir rembourser les emprunts qu’elles ont contractés envers les banques (et ces emprunts couvrent souvent 90% du capital de la société). Compte tenu des réserves accumulées, la Russie pourrait s’accommoder de prix de l’ordre de 30 dollars pour une période assez longue. De tels prix mettraient les petites sociétés américaines, mais aussi les banques qui leur ont avancé de l’argent, dans de grandes difficultés. Ces prix bas accentueraient la tendance baissière actuelle de Wall Street car des prix du pétrole faibles signifient aussi une chute des dépenses d’exploration et d’exploitation du pétrole, et donc une moindre valorisation pour les entreprises qui fournissent le matériel et la technologie nécessaires.

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Mais on ne peut exclure un autre objectif, ou un effet collatéral potentiel, de la stratégie russe. L’Arabie saoudite s’est lancée dès dimanche dans une politique très agressive de rabais sur les prix des contrats pétroliers et s'est engagée samedi dans une guerre des prix totale en réduisant les prix de son brut le plus depuis plus de 30 ans. Le géant de l'énergie saoudien Aramco a ainsi offert des remises sans précédent de 6 à 8 dollars en Asie, mais aussi en Europe et aux États-Unis dans l’espoir d’inciter les raffineurs à utiliser le brut saoudien.

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Ces remises ont été immédiatement imitées par les autres producteurs de la région comme le Koweït et les Émirats arabes unis. L’Arabie saoudite a désespérément besoin d’argent. Non seulement le budget saoudien est en équilibre à des prix du pétrole bien plus haut que ce dont la Russie a besoin, mais la privatisation d’une partie de la société pétrolière Aramco dépend étroitement de prix élevés.

Quelles seront néanmoins les conséquences de cette dépréciation pour l’économie russe?

Les ajustements possibles à la nouvelle situation 

Pour neutraliser les effets négatifs de la situation sur l'économie, les autorités monétaires russes ont à leur disposition un large ensemble de mesures qui peuvent être utilisées.

Premièrement, il s'agit d'opérations sur le marché des changes. On sait qu’à partir de 2018, la Banque centrale avait arrêté les achats de devises dans le cadre de la «règle budgétaire». Les prix du pétrole étaient alors plus élevés qu’aujourd’hui et l’on pouvait penser qu’ils se stabiliseraient dans la zone de 65-70 dollars le baril. Ainsi, une pause dans le mécanisme de ces interventions a fourni au marché 4 à 5 milliards de dollars par mois d'août à décembre 2018. L’alimentation en liquidités par les gains réalisés sur le marché du pétrole, ou plus exactement par la conversion en roubles de ces gains, s’est alors substituée à une politique active de la Banque centrale. Aujourd’hui, la situation est évidemment différente. Avec un prix du pétrole qui est largement inférieur à 42 dollars par baril, la «règle budgétaire» est annulée de facto. Pour cette raison, le soutien au marché des changes devrait désormais provenir d'une décision du ministère des Finances de commencer à convertir une partie des actifs de la Caisse nationale du rouble. Le point est ici important. Il équivaut à un transfert de pouvoir de la Banque centrale au ministère des Finances, ce qui correspond à une logique de «repolitisation» de la politique monétaire.

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Les analystes d’Alfa-Banque parlent ainsi de montants potentiellement égaux à 2 à 3 milliards de dollars par mois, ce qui correspondrait à la taille du déficit mensuel pour un prix du pétrole de 35 dollars le baril. La décision du ministère des Finances pourrait alors éviter un déficit budgétaire. Le niveau des réserves du ministère des Finances n’est pas rendu public. Mais les personnes ayant connaissance des chiffres estiment que ces actions pourraient être maintenues à ce niveau pour une période d’au moins deux ans.

D’autres mesures sont envisageables à court terme. La Banque centrale de Russie a élargi les mécanismes de fourniture de devises et de liquidités en roubles pour les différents acteurs économiques. Cela devrait empêcher une chute brutale des importations.

Elle va aussi utiliser des mesures macroprudentielles (comme une réduction des dépôts obligatoires et un assouplissement des règles prudentielles pour les banques) afin d’atténuer les effets des demandes de crédit qui proviendront des secteurs touchés par le coronavirus. Cela contribuera à atténuer l'effet de la volatilité financière dans le secteur réel. Toutes les mesures sont valables jusqu'au 30 septembre et cela signifie que la Banque centrale de Russie n'attend pas de solution rapide aux problèmes apparus en rapport avec le coronavirus. On peut aussi penser que cela correspond à une évaluation de la durée potentielle de la guerre des prix qui a actuellement lieu. En tout état de cause, ces mesures pourraient être renouvelées de manière régulière sur une période de 18 mois à 2 ans.

Les avantages de l’industrie pétrolière russe

Quels sont les facteurs qui avantagent les compagnies russes? Avec parmi les coûts de production les plus bas du monde, mais aussi un régime fiscal flexible et un rouble flottant (permettant, par une dépréciation du rouble, de baisser les coûts en roubles de l’extraction), les compagnies russes sont particulièrement bien armées pour faire face à une longue période de prix très bas. Elles peuvent aisément résister jusqu’à un prix aussi bas que 15-20 dollars.

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Leur situation vient tout d’abord d’infrastructures bien développées ainsi que des voies ferrées et des pipelines efficaces qui permettent aux compagnies pétrolières russes d'opérer à faible coût. L'année dernière, Rosneft PJSC, Gazprom Neft PJSC et le premier producteur privé Lukoil PJSC ont ainsi dépensé moins de 4 dollars pour extraire un baril de pétrole, si l’on en croit les calculs basés sur les rapports financiers des entreprises. Extraire le pétrole n’est pas tout, il faut pouvoir l’exporter. C’est là qu’interviennent les infrastructures de transport –celles que l’on a évoquées. Il convient donc d’ajouter à ces 4 dollars environ 5 dollars pour transporter le baril et 6-8 dollars pour les dépenses en capital, et l’on obtient toujours un baril de pétrole pour moins de 20 dollars. Tout ceci, évidemment, pour un cours du rouble inchangé, ce qui n’est pas le cas car le rouble se déprécie depuis le début de cette guerre commerciale.

Ensuite, il faut tenir compte d’un système fiscal du pays bien conçu et qui offre plus de protection. Le niveau de taxe fluctue non pas avec le prix du brut, mais avec la différence entre le prix observé et un prix de référence, de manière à ce que les taxes portent essentiellement sur la marge bénéficiaire du pétrole, ce qui constitue la «rente» des compagnies pétrolières.

«L’année dernière, les prélèvements gouvernementaux ont constitué les dépenses restantes à la charge des producteurs russes et les entreprises ont payé 34 à 42 dollars le baril en taxe d'extraction et droits d'exportation. Cependant, la Russie a un système fiscal flexible. Cela signifie que quand les prix du pétrole baissent, les taxes baissent avec les prix.»

Enfin, il ne faut pas oublier que les producteurs russes, réalisent une partie de leurs revenus en dollars américains ou en autres devises (euro, yuan) tandis que leurs dépenses sont presque exclusivement en roubles. Ils sont donc protégés par un taux de change flexible, qui fut adopté par la Banque centrale de Russie quand elle abandonna le ciblage du taux de change pour passer à la politique dite de «ciblage de l’inflation» en décembre 2013. L'affaiblissement du rouble par rapport au dollar a donc contribué à soutenir les investissements et les dépenses en capital des entreprises lors de la chute précédente du marché. Comme le rouble s'est déprécié à 67,03 roubles pour 1 dollar en 2016 contre 31,85 en 2013, le premier producteur russe, la compagnie d’État Rosneft, a augmenté ses investissements en roubles d'environ 66%, investissant dans la production future tandis que ses concurrents mondiaux devaient réduire leurs dépenses.

Dans cette guerre sur les prix du pétrole, la Russie dispose donc d’avantages indéniables. Les États-Unis aussi d’ailleurs. On peut penser que c’est l’Arabie saoudite qui se trouve, en fait, en mauvaise posture.

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