Cette semaine comparaissaient à la barre de la cour d’Alger les deux anciens Premiers ministres Ahmed Ouyahia (quatre fois à la tête de l’exécutif, dont trois fois sous Bouteflika: 1995-1998, 2003-2006, 2008-2012 et de 2017-2019) et Abdelmalek Sellal (Premier ministre de 2014 à 2017). Accusés, les deux hommes d’État ont utilisé la même stratégie de défense: la défausse.
Le procès en appel des dossiers relatifs à l’industrie d’assemblage automobile et du financement illégal de la campagne présidentielle 2019 d’Abdelaziz Bouteflika, qui s’est ouvert le 1er mars dernier, a été, pour eux, l’occasion de charger le président démissionnaire et son frère Saïd Bouteflika.
«Il n’y avait ni justice ni Parlement et le seul pouvoir existant, c’était celui du Président. C’est une affaire politique. Le premier responsable, c’est Bouteflika. Il faut qu’il soit présent en tant que témoin. L’heure est grave. Certes, le président était malade, mais il a suivi dans les moindres détails tout ce qui se passait à travers son frère. Je n’ai pas géré de projet. Tout secteur avait un ministre et moi, j’ai coordonné et veillé à l’application du programme», a insisté Abdelmalek Sellal, visiblement fatigué par neuf mois de détention préventive.
D’allure plus sereine, son successeur à la Primature Ahmed Ouyahia a tenu un discours similaire devant les magistrats: «Je n’ai fait qu’appliquer le programme du Président, adopté par le Parlement.» Il est vrai que ces deux responsables ont été nommés par Abdelaziz Bouteflika, qu’ils étaient tenus «d’appliquer son programme», mais ils sont aujourd’hui sur le banc des accusés pour «corruption et octroi d’avantages indus».
Changement de discours
Le sociologue Nacer Djabi, qui étudie depuis plusieurs années le régime politique algérien, explique à Sputnik que le Président Bouteflika avait mis en place des mécanismes de prise de décision «informels» pour gérer le pays.
«Durant son règne, le Président Abdelaziz Bouteflika s’est accaparé tous les pouvoirs, non pas en qualité d’institution mais en en tant que personne. Le système politique a totalement dévié vers des pratiques informelles. Cela avait un avantage pour ceux qui acceptaient ce système car ils pouvaient jouir d’une série de privilèges personnels. Ils pouvaient également devenir des donneurs d’ordres informels auprès de leurs subalternes. Cela a provoqué un effet cascade de décisions informelles, l’essentiel étant d’en tirer des intérêts personnels», indique Nacer Djabi.
«Les incompétents loyaux»
«La loyauté était le seul critère de sélection valable pour Bouteflika. Il avait besoin d’un personnel politique sur lequel il avait l’ascendant. Il donnait des ordres et les autres exécutaient sans rechigner. De plus, les incompétents qui voulaient se maintenir faisaient barrage aux compétents. Cependant, si ces responsables se montraient incompétents et qu’ils mettaient le feu par leur mauvaise gestion, il lui suffisait de ramener de l’argent pour éteindre l’incendie. Lorsqu’il a été victime d’un AVC en 2013, c’est son frère qui a repris le flambeau dans cette gestion», déclare Mohamed Réda Mezoui à Sputnik.
20 ans de réclusion requis
Dans un système comme celui imposé par l’ancien Président, les responsables politiques apparaissent «puissants» alors qu’ils sont en réalité «très faibles». «Nous avions l’impression que l’on était face à de grands hommes politiques car ils pouvaient tout faire, sans aucun contrôle. Finalement, ils se sont révélés très fragiles car ils n’avaient aucune protection institutionnelle», ajoute Nacer Djabi. Cette fragilité se confirme aujourd’hui puisque Abdelmalek Sellal, Ahmed Ouyahia, Saïd Bouteflika et de nombreux ex-responsables politiques sont actuellement en prison. Mais les mécanismes de sélection sont complexes car des membres de l’exécutif de l’ancien régime sont toujours au pouvoir.
Pour ce qui est d’Abdelmalek Sellal et d’Ahmed Ouyahia, ils risquent de passer une longue période en prison. Jeudi 5 mars, le parquet a requis contre eux 20 ans de réclusion. Et ce ne sont là que les deux premières affaires…