Une situation singulière pour l’armée d’une nation telle que la France. Pour ne reprendre que le cas du fusil réglementaire, les Américains s’équipent américain (Colt's Manufacturing Company), les Britanniques s’équipent britanniques (Arsenal royal d’Enfield), les Russes s’équipent russe (Kalachnikov) et les Chinois, chinois (Norinco). Même en dehors du cadre des nations du conseil de sécurité de l’Onu, les Japonais, dont les forces d’autodéfense restent marquées par la longue dépendance au matériel américain, s’équipent auprès d’armuriers nationaux (Howa). Même constat du côté des Israéliens qui cherchent à rompre avec les armes américaines en produisant leur propre fusil d’assaut (le Tavor, de la firme Iwi).
Du côté des autorités françaises, si hier on avançait le coût et la non-compétitivité d’une production nationale –notamment dans le cas des munitions de petit calibre–, on avance aujourd’hui l’absence d’industriel français en mesure de fabriquer de telles armes –dans le cas des pistolets automatiques– ou encore que les matériels de leurs anciens concurrents étrangers sont plus performants, concernant les fusils d’assaut.
Au regard de ces différents constats, cette tendance observée en France de se tourner vers des industriels étrangers pour armer ses soldats est clairement singulière au sein des nations de premier rang. Une singularité qui ne peut qu’interpeller, car reflétant l’absence de vision industrielle à long terme dans les cercles décisionnels français, au profit d’une vision purement budgétaire et court-termiste. Un phénomène sur lequel nous revenons régulièrement, au gré des pertes d’actifs industriels majeurs (Alstom, Technip, Lafarge et plus récemment PSA) avec dans le cas présent, des conséquences à terme désastreuses pour notre souveraineté nationale dans un domaine pourtant particulièrement sensible: la Défense.
Un phénomène sur lequel revient à notre micro l’ancien député de l’Aube, Nicolas Dhuicq (LR), maire de Brienne-le-Château et coauteur en 2015, avec son homologue socialiste Nicolas Bays, d’un rapport sur la filière française des munitions.
Sputnik: Des fusils d’assaut allemands, des pistolets semi-automatiques autrichiens approvisionnés par des munitions tchèques. D’ici 2022, les soldats français seront armés par des pays étrangers. N’est-ce pas une situation ubuesque pour un pays qui se place en 3e position des plus gros exportateurs d’armements?
C’était le cas pour les munitions de petit calibre où, à quelques millions près, on a préféré acheter sur étagère pensant, naïvement, que le marché servirait toujours à répondre aux demandes. Or, le marché, cela signifie être dépendant de puissances extérieures qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts géostratégiques et qui n’ont pas forcément les mêmes visions. J’ai eu l’exemple il y a quelques années pour des coques en matériaux synthétiques qui entouraient et qui protégeaient l’optronique d’hélicoptères de combat que nous n’avons pas pu exporter parce que les Allemands refusaient de livrer les coques.»
Sputnik: Vous qui avez remis fin 2015 un rapport sur la filière française des munitions, où vous vous demandiez si notre pays est «toujours en mesure d’agir en toute indépendance en s’appuyant sur ses propres moyens». Quatre ans plus tard, que pensez-vous de tout cela?
Nicolas Dhuicq: «Je suis très inquiet, parce que la politique macroéconomique de Monsieur Macron, à la fois quand il était ministre de l’Économie de Monsieur Hollande et maintenant comme Président de la République est la même, c’est une politique néolibérale qui consiste à vendre à des puissances extérieures les entreprises pour faire venir les capitaux, mais en oubliant que nous perdons ainsi des compétences de manière parfois irréversible ou très longue à récupérer.
J’avais donc agi pour que la France retrouve une filière de munitions de petit calibre qui soit souveraine, aussi du fait de la posture sécuritaire de la France, des opérations extérieures qui sont en fait des zones de combat et du fait de la sécurité intérieure avec les risques de terrorisme, il faudrait que nos forces de sécurité intérieure, par exemple, s’entraînent beaucoup plus à balles réelles sur des cibles mobiles. En termes concrets, parfois nos gendarmes tirent 40 cartouches par an sur cible fixe, il faudrait qu’ils en tirent 200 ou 300 sur cible mobile, pour être capables d’intervenir dans des ambiances comme nous avons eu malheureusement le cas pour les attentats de Nice, c’est-à-dire à tirer sur des individus, non pas pour les arrêter, mais pour les tuer, qui sont au milieu de la foule.
Mais, malheureusement, dans le même temps, nous avons une très belle entreprise qui s’appelait Manurhin, qui fabriquait des machines-outils exportées dans le monde entier de production de munitions de petits et moyens calibres, qui a été vendue aux Émiratis. Dans le même temps, Latécoère a été vendu à un fonds de pension américain, alors que Latécoère fabrique la partie arrière du fuselage du Rafale. Donc c’est toujours une vision à court terme, qui n’est pas globale et qui n’intègre pas la souveraineté industrielle. Le plus grand scandale, comme vous le savez, étant au plus haut niveau, la question de la vente d’Alstom.»
Sputnik: En fin de compte, tout ceci n’est que le fruit d’un énième abandon industriel, d’un énième manque de stratégie industrielle de la part des décideurs français.
Nicolas Dhuicq: «C’est toujours une vision à court terme que je dénonce et dans des secteurs où on laisse les gens qui préparent les budgets et qui préparent les achats raisonner en vase clos, sans tenir compte de l’aménagement du territoire, sans tenir compte des emplois, sans tenir compte des brevets industriels qui vont être déposés, mais simplement du coût d’achat.
C’est un raisonnement à court terme, nous avons le même globalement dans l’industrie de Défense, puisque le raisonnement de celle-ci, c’est d’équilibrer les budgets avec les exportations. Or, ce système pour moi est déjà obsolète pour plusieurs raisons, la première étant que beaucoup de pays, comme la Turquie dans le domaine des blindés, cherchent à se doter d’une industrie souveraine. Donc il y a beaucoup plus de concurrence sur le marché et nous ne pourrons pas à terme parier que l’équipement de nos forces soit en partie payé par les exportations, parce que c’est considérer les autres comme incapables d’atteindre notre niveau technologique. C’est un peu la supériorité intellectuelle prétentieuse des Européens qui s’imaginent que l’avantage technologique qu’ils avaient depuis la Renaissance va être conservé éternellement. La Chine en est bien un exemple totalement inverse, la Corée sur Sud également ou même le Japon.
La deuxième raison est qu’il faudrait faire des séries qui soient plus petites, en termes de production, mais plus évolutives pour intéresser nos jeunes ingénieurs, parce qu’il y aussi un problème de recrutement d’ingénieurs dans l’aéronautique, où les jeunes préfèrent l’aéronautique civile à l’aéronautique militaire, puisque dans le militaire, je rappelle que le Rafale est un appareil aura bientôt une quarantaine d’années. Donc il y a très peu de projets, cela ne motive pas les jeunes ingénieurs et c’est équilibré par des exportations –encore une fois– qui ne pourront pas perdurer.»
Sputnik: C’est d’autant plus étrange dans le cas des munitions de petit calibre que c’est un groupe français, Nexter –bien que chapeauté par une holding néerlandaise– qui fournit les munitions de l’armée australienne. Nexter qui, par ailleurs, conçoit des fusils d’assaut.
Sputnik: Ce type d’attitude à l’égard d’équipement à haute valeur ajoutée dans l’armement rappelle fortement l’attitude que l’on a eue dans d’autres domaines industriels: par exemple dans le ferroviaire, où l’orgueil national fut placé dans le développement et le perfectionnement des TGV et de leurs lignes au détriment des trains conventionnels.
Nicolas Dhuicq: «Exactement, mais aussi concernant le train– je reviens sur Alstom– la vision des dirigeants au niveau macroéconomique est de considérer qu’au niveau européen, que les motrices de nos trains régionaux soient fabriquées en Espagne, c’est la même chose qu’ils soient fabriqués à Belfort. Sauf que pour les ouvriers de Belfort, ça fait une énorme différence et cela n’est pas pris en considération.
Il y a aussi un grand scandale concernant le corps des bombes, sur lequel je m’étais penché, avec une société qui s’appelait la Samp, où le chef d’entreprise, qui était un ingénieur, était venu pleurer dans mon bureau, au bord du suicide. Il avait racheté il y a quelques années cette entreprise qui avait un client historique, l’armée de l’air française, qui fabriquait un produit qui est le corps de bombe, c’est-à-dire l’enveloppe métallique à l’intérieur de laquelle on met les explosifs et à l’avant et à l’arrière on met le système de guidage. Ces corps de bombe étaient extrêmement précis, parce que contrairement aux Américains, l’armée française a une culture d’économie des munitions et nous faisons en sorte que nos munitions, si nous avons besoin de les tirer, explosent. Alors que les Américains peuvent se permettre de larguer dix bombes et d’en avoir une ou deux qui n’explosent pas.
Eh bien, les brillants décideurs de la Direction générale de l’armement avaient décidé que ce monsieur pouvait se diversifier. Comment vous diversifiez une entreprise quand vous faites un produit pour un seul client depuis quarante ans? Résultat, l’entreprise a été fermée, on a perdu une quarantaine d’emplois sur le territoire national, et maintenant l’armée de l’air achète ses corps de bombe deux à trois fois plus cher à une filiale d’un grand allemand.»
Sputnik: Dans cette même veine des bombes, on se souvient notamment que début décembre 2015, soient trois semaines après les attentats de Paris et moins de deux semaines après l’appareillage pour les côtes syriennes du Charles de Gaulle, le ministre de la Défense de l’époque, Jean Yves le Drian, annonçait des commandes d’urgence aux industries américaines, car les forces françaises avaient épuisé leur stock de bombes…
Nicolas Dhuicq: «C’est exactement cela, parce que vous êtes dans une logique de flux tendu –pas intégralement, il ne faut pas non plus tomber dans l’extrême inverse–, comme dans le reste de l’économie, avec des stocks qui sont maintenus au minimum et qui n’ont pas été pensé pour les situations que nous visons aujourd’hui. C’est-à-dire que nos hommes, par exemple OPEX, mènent de vrais combats et donc tirent des munitions réelles, ce qui n’était pas le cas auparavant pendant des années.»
Sputnik: Existe-t-il beaucoup d’armées, de nations majeures, dont les fusils réglementaires et les autres armements individuels sont produits par des industriels étrangers? Nous sommes visiblement les seuls, pourquoi allons-nous à contre-courant, pourquoi une telle singularité?
C’est toute la difficulté de la Défense, c’est que les gens de la DGA vont penser objets de haute technologie, mais oublient que si sur le terrain, vous n’avez pas un soldat qui a les munitions et qui soit capable de tirer parce qu’il a été entraîné et qu’il a le bon matériel, le drone ne servira à rien. Nous avions des problèmes avec des munitions achetées sur étagère. Par exemple sur ma commune, j’ai le premier dépôt de munitions en France, où est stockée, protégée et entretenue l’immense majorité des munitions de l’armée de terre. Vous aviez une personne qui, il y a quelques années, allait passer trois ans à vérifier les stocks de balles que nous avaient vendus les Américains pour le FAMAS afin d’éliminer dans ces balles, la balle sur dix qui était destinée à tirer une grenade à partir du fusil d’assaut américain et qui aurait fait exploser la culasse du FAMAS.
On m’a raconté aussi les difficultés avec des supplétifs en Afghanistan que nous équipions avec des munitions israéliennes et pour lesquels cela posait un problème de voir IAI –marque israélienne– sur les munitions qu’ils tiraient ou encore des munitions venant de pays d’Europe centrale qui avaient une portée absolument pas fiable au-delà de 200 mètres.»
Sputnik: De manière générale, à cause de toutes ces décisions, vous êtes assez pessimiste quant à l’avenir de l’industrie de Défense française dont on se targue pourtant énormément?
Nicolas Dhuicq: «Il faut se souvenir que nos rois avaient conçu nos arsenaux royaux dans une logique économique qui était déjà hors du marché, parce que c’est toute la question qui est posée au niveau économique: la Défense et la sécurité– sans lesquelles il ne peut pas y avoir d’activité économique, parce qu’un pays en guerre ne peut pas avoir d’activité économique, sans sécurité il n’y a pas d’activité économique –, cette partie de la production nationale, doit-elle obéir aux règles du marché ou non?
Un dernier exemple, nous parlions de ces grands groupes. Les grands groupes recevant des capitaux de plus en plus multiples et servant in fine les intérêts des actionnaires, n’auront pas forcément les mêmes intérêts que les États-nation et auront intérêt à maximiser leurs profits. Donc par moment, ils n’auront pas intérêt à produire, forcément, les objets que les armées demanderaient. C’est aussi un problème. Donc on retombe sur des questions d’ordre macroéconomique qui sont globales, c’est pour cela que je parlais de raisonnements en secteurs. L’économie de la défense devrait être pensée, non pas en secteurs, mais globalement par rapport à une politique générale, d’aménagement du territoire, de souveraineté nationale, d’emplois et de macro-économie.»