Mali, septembre 2018, au matin. Deux terroristes se terrent dans une zone boisée et les forces spéciales du CPA 30 qui les traquent s’apprêtent à les en débusquer. L’un des opérateurs part alors en reconnaissance. Brusquement, des tirs claquent, à très courte distance: le militaire français est pris à partie et une balle l’atteint au ventre. Malgré sa blessure et la douleur intense, il conserve son sang-froid et parvient à s’extraire de la zone de contact. Il atteint ses équipiers et leur transmet les renseignements nécessaires: l’embuscade ne doit se répéter à aucun prix. Les deux djihadistes seront neutralisés et le militaire cité et décoré de la croix de valeur militaire pour son comportement exemplaire.
C’est évident: il en faut du courage pour intégrer les forces spéciales. Chose moins évidente, il en faut aussi à une Nation pour envoyer ses soldats à la guerre. Toutes ne l’acceptent pas. Ainsi le Kommando Spezialkräfte (KSK), l’unité d’élite de la Bundeswehr allemande, n’interviendra-t-il pas au Mali.
Du côté allemand, c’est «nein»
Face à la crainte grandissante d’un enlisement au Sahel, le gouvernement français espérait la participation allemande à son nouveau dispositif, l’opération «Takouba», du nom du sabre des Touaregs. «Nous avons décidé de créer une unité de forces spéciales européenne», avait déclaré Florence Parly, ministre de la Défense, dès le mois de juin 2019 lors d’une visite au Commandement des Opérations Spéciales terre, à Pau. L’ambition est donc de déployer des unités non conventionnelles au Mali pour «transmettre leur savoir-faire d’exception aux militaires maliens».
Le camouflet diplomatique allemand n’arrange pas l’exécutif français, mais le revers était sans doute prévisible. En effet, bien que l’Allemagne «s’intéresse quand même à la question du Sahel», selon le colonel Hogard (RE), avec qui nous nous sommes entretenus, le poids de la culture pacifiste chez nos voisins d’outre-Rhin conduit à des divergences stratégiques considérables: «il y a actuellement des tensions entre Merkel et Macron, mais le fond du problème, c’est l’opinion allemande». Et Jacques Hogard, ancien officier de Légion et de forces spéciales, qui dirige aujourd’hui le cabinet d’intelligence stratégique EPEE, de pointer le fossé entre les deux pays face aux opérations extérieures:
«L’opinion allemande ne supporterait pas 13 morts comme nous l’avons supporté nous. Or, toute opération militaire présuppose d’accepter des pertes possibles. Nous sommes aussi un peu atteints du syndrome “zéro mort”, mais nous avons encore une culture d’engagement guerrier qui fait que l’opinion française peut le supporter davantage.»
Certes, l’émotion suscitée par le drame du mois de novembre n’a pas remis en cause la présence de l’opération Barkhane au Sahel. Toutefois, la stratégie française dans la région est désormais remise en question. En clair: la France sait-elle ce qu’elle fait?
Incapables de résister seules face à l’offensive djihadiste en 2013, les troupes maliennes sont encore durement étrillées lors d’attaques-surprises. L’opération Takouba viserait ainsi à accélérer leur autonomie: «tout en poursuivant notre combat contre les groupes terroristes, nous concentrons nos efforts vers la montée en puissance de nos forces partenaires», avait expliqué la ministre française.
L’unité européenne de forces spéciales, une utopie?
L’horloge tourne: l’opération Takouba avait été annoncée pour janvier 2020. Or, pour l’instant, seuls trois officiers des forces spéciales belges et un détachement estonien viendront renforcer l’opération proposée par le gouvernement. L’Estonie, déjà présente depuis le mois d’août 2018, a accepté d’ajouter des éléments non conventionnels à son contingent. Bien sûr, 23 pays européens sont déjà présents au Sahel, dans le cadre de la mission des Nations unies (Minusma), qui compte près de 13.000 hommes. La force du G5 Sahel s’élève à 5.000 hommes et les troupes françaises à 4.500. Le retrait progressif des États-Unis, qui comptent encore 7.000 hommes sur le continent entier et 800 au Niger depuis 2013, isole davantage la France. Ce qui inquiète le pouvoir politique.
«Vouloir faire un groupement de forces spéciales européen relève d’une utopie, comme nous pourrions parler d’une utopie, à une autre échelle, pour l’armée européenne. Il n’y a pas d’Europe politique, comment pourrait-il y avoir une Europe militaire? On se fait plaisir en alignant des contributeurs à la guerre, mais c’est pipeau.»
En clair, l’exécutif risque de confondre deux combats pour le moins distincts: vaincre au Mali et construire l’Union européenne. Déjà à l’heure actuelle, le disposif qu’est la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) ne servirait «à rien», selon le colonel Hogard. Les 27 pays membres de l’UE ont envoyé près de 300 instructeurs, pour des résultats inexistants: «on est censés former des troupes, mais on les laisse livrées à elles-mêmes», regrette-t-il. «C’est à des Français de former des francophones», estime-t-il, du fait d’une histoire commune avec les pays du Sahel, histoire dont on ne «peut pas faire abstraction pour des raisons politico-médiatiques.»
Et comme si ces tractations européennes ne suffisaient pas, la formation de l’armée malienne fait face à des problèmes d’organisation:
«Au lieu de vouloir former des bataillons de 850 hommes avec des armements et des treillis flambants neufs, mais qui vont se débander au premier coup de feu, il vaudrait mieux avoir des unités plus petites et plus rustiques, avec des coopérants français issus par exemple des Troupes de Marine, qui savent très bien former les cadres de ces unités, leur donner une discipline au feu, alors qu’ils n’ont pour l’instant aucune envie d’entendre des balles siffler…»
Pourquoi en effet demander à des forces spéciales de former les troupes maliennes? «N’importe quelle unité conventionnelle française pourrait le faire», nous a confirmé sous couvert d’anonymat un officier commando parachutiste ayant de l’expérience en la matière.
Forces spéciales et unités conventionnelles, chacun son rôle!
De surcroît, le flou demeure en pratique: jusqu’à quel point les instructeurs français accompagneront-ils l’armée malienne sur le terrain, lors d’engagements contre les Groupes Armés Terroristes (GAT)?
Associées à une supériorité technologique écrasante, ces unités d’élite françaises seraient en mesure de remporter n’importe quel conflit. De son côté, le colonel Hogard regrette une «américanisation de la guerre» et l’utilisation abusive des unités non conventionnelles:
«Aujourd’hui, nos gars font un travail formidable, mais on sort du cadre qui devrait être celui de l’emploi de ces forces d’élite. Les FS ne peuvent pas tout faire. Il ne faut pas les épuiser dans un combat tactique, mais sur des objectifs d’ampleur stratégique, fondamentale. Il existe des unités conventionnelles parfaitement capables de mener ce travail au niveau tactique.»
Ces unités, ce sont les Groupements de commandos parachutistes ou de montagne (GCP/GCM). Malgré des techniques de combat identiques, le «niveau d’emploi» diffère entre forces spéciales et commandos. Alors que les GCP sont employés en complément de l’armée conventionnelle, les forces spéciales opèrent quant à elles de manière plus autonome –souvent plus discrète– et quelquefois dans la clandestinité. Au Sahel, les forces spéciales agissent sous une double affiliation: au sein de l’opération Barkhane, mais aussi au sein d’un dispositif propre, la «Task Force Sabre», forte de 350 hommes et présente dans la région depuis 2009, donc avant l’intervention Serval de 2013.
En pratique, forces spéciales et commandos mènent des missions similaires au Sahel. Le colonel Hogard plaide pour une répartition plus efficace, expliquant un problème auquel il a été lui-même confronté en 1999 au Kosovo, alors qu’il dirigeait le groupe interarmes de forces spéciales: «j’étais surpris que l’on me confie des missions que le 8e RPIMa était en mesure d’assumer, quelquefois avec des moyens plus importants». Ainsi regrette-t-il que des unités parachutistes, de chasseurs alpins ou d’infanterie soient considérées comme des «supplétifs des forces spéciales». Il suffirait en réalité selon lui de leur permettre d’acquérir les méthodes employées par les parachutistes du colonel Bigeard lors de la guerre d’Algérie. Les opérations coup-de-poing devraient être menées par les GCP: «faire le coup de feu éliminer 33 djihadistes, c’est du travail de commando, pas de forces spéciales», insiste Jacques Hogard.
Politique d’abord!
Les mission dites «de plus haut spectre» relèvent quant à elles de la compétence des unités spéciales: «décapiter une organisation, créer le trouble ou la peur chez l’adversaire, renverser le rapport de force moral et psychologique, après avoir mis en œuvre des procédures complexes». En d'autres termes, le «summum du savoir-faire politico-militaire».
Mais en deçà de ces défis d’emploi des forces, c’est le défaut de but politique qui menace avant tout la France d’enlisement dans les sables du Sahel. Une menace qui exigerait donc, selon le colonel Hogard, de «renverser la table».
[A suivre, demain à 12h00]