Après la mort de 13 soldats au Mali, émotion passagère ou réveil du lien armée-nation?

La mort des 13 soldats français au Mali a-t-elle révélé l’affection des Français pour leur armée, ou l’émotion est-elle le simple contrecoup d’une indifférence généralisée, au sein d’une société fragmentée? Sputnik a essayé d’en savoir davantage.
Sputnik

France Inter, 29 novembre au matin: l’espace d’un instant irréel, la Marseillaise puis «la Strasbourgeoise» passent sur les ondes. Ce chant militaire évoque un père s’en allant en 1870 combattre les Prussiens, guerre dont il ne reviendra pas, et qui s’adresse une dernière fois à sa fille: «Non mon enfant, je pars pour la Patrie, c’est un devoir où tous les papas s’en vont…», entend-on, avant que le journaliste Claude Askolovitch ne conclue avec élégance son éditorial sur les 13 soldats français morts au Mali, «dont le courage [lui] reste inconnu». 

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Anachronisme absolu? En tout cas, l’édito aura sans doute surpris les auditeurs de la station publique, plus habitués à l’infotainment et aux sarcasmes de Charline Vanhœnacker et Guillaume Meurice. À ce moment, la première radio du pays exprimait à merveille la tension entre l’insouciance affichée de la société actuelle et la brutalité des opérations lointaines dans lesquelles l’armée française est engagée.

Paradoxe contemporain. Si l’armée reste l’une des institutions en laquelle les Français ont le plus confiance (à 80% d’entre eux), les militaires se sentent bien souvent marginalisés. «Toi France, ingrate mère à la parure ternie […] Et s’il m’advenait un jour de périr en ton nom […] France, qu’as-tu fait de ta reconnaissance?» écrivait le Capitaine Clément Frison-Roche, l’un des treize morts au Mali, dans un poème aussi poignant que prémonitoire, composé il y a cinq ans durant ses années à Saint-Cyr. Ses Alexandrins circulent sur les réseaux sociaux, illustrant à merveille l’amertume des militaires face à l’indifférence des civils quand les leurs tombent pour la patrie. C’est tout le lien armée-nation qui est remis en cause.

Le député Joachim Son-Forget, un fana-mili au milieu des bobos

«Il y a un fossé entre le ressenti de la population et celui du militaire… du fait de ne pas vivre la même réalité», constate à notre micro le député Joachim Son-Forget, ajoutant: «Pour qu’une majorité de Français vivent dans l’insouciance, il faut qu’il y ait des gens qui soient confrontés à la violence primaire.»

Nous avons rencontré le truculent député à la buvette de l’Assemblée nationale. Médecin de profession, il est toutefois tireur de précision durant son temps libre, mais aussi réserviste dans la Marine, membre de la commission des forces armées et engagé dans l’association Solidarité Défense, qui vient en aide aux familles des soldats morts ou blessés en OPEX.

Après la mort de 13 soldats au Mali, émotion passagère ou réveil du lien armée-nation?

De facto, le voici maintenant à la jonction entre armée et nation, militaires et personnel politique et, dans l’absolu, entre l’air du temps et les valeurs martiales. À vrai dire, le député Son-Forget reflète lui-même cette tension, entre la légèreté de sa communication sur les réseaux sociaux et sa passion pour la chose militaire. Ainsi confesse-t-il «bien connaître le milieu bobo citadin, qui a une détestation théorique de la violence et donc des armes et de ce qui va avec…». Élu sous l’étiquette de La République En Marche, il a depuis été exclu du parti majoritaire, mais demeure un élu centriste. à n’en pas douter, sa position n’est pas simple:

«On me prend pour un facho! regrette-t-il avant de poursuivre: ce que je fais pour l’armée, c’est contre-productif politiquement, ça va me coûter des voix, mais je m’en fiche!»

Son-Forget fait au mieux pour comprendre les troupes: «Je crée ce monde autour de moi, pour pouvoir le comprendre de l’intérieur.» Ainsi, le député multiplie-t-il les visites au sein des unités, tâchant de vivre le quotidien des militaires pendant plusieurs jours. Le député apprécie les vertus militaires d’humilité et de service désintéressé: «l’un de mes attachés parlementaires est un ancien du 1er Régiment parachutiste d’infanterie de Marine (RPIMa)», souligne l’ex-député LREM. Dans quelques jours, il se rendra au 4e Régiment de chasseurs de Gap, qui a perdu 4 des siens dans l’accident du 26 novembre.

Joachim Son-Forget se veut en définitive un porte-voix des hommes de la Grande Muette au parlement. Par exemple, en s’érigeant contre le rapport parlementaire de mars 2019 «sur l’évaluation des dispositifs de lutte contre les discriminations au sein des forces armées» des députés Bastien Lachaud (LFI) et Christophe Lejeune (LREM): «ils voulaient enlever des rites, la Saint-Michel! [la fête des parachutistes, ndlr], ce sont des malades», accuse-t-il.

L’armée, une communauté comme une autre à l’heure du communautarisme?

Cet antimilitarisme larvé refléterait-il l’humeur parlementaire? S’il affirme que le niveau d’expertise des membres de la commission de la défense serait dans l’ensemble «très bon», le député Son-Forget a ouvertement critiqué sur les réseaux sociaux le manque de tenue des politiques lors des cérémonies: «Ils veulent tous être au premier rang pour être sur les photos.»

Observant l’opinion publique, le député Son-Forget a des doutes sur la force du lien armée-nation. Malgré l’émotion suscitée par la mort des treize soldats au Mali, il affirme à regret avoir «plutôt le sentiment d’une habituation... Il faut que chaque disparition reste marquante». Comme si l’émotion n’était qu’impulsive et médiatique… et le lien armée-nation superficiel. Mais pourquoi ce lien entre la nation et son armée serait-il si fragile?

«Le problème est principalement né avec la fin du service militaire», nous répond le Général Antoine Martinez (2 S).

Avant la réforme de 1996 de Jacques Chirac, la nation demeurait «en armes»: «Avant, le problème se posait moins. Il y a eu un petit relâchement dans les années qui ont suivi, entre les armées professionnelles et l’évolution de la société.» Dans l’esprit du Général, il est impossible de dissocier le problème armée-nation d’un autre: celui d’une société «de plus en plus individualiste et consumériste», aux antipodes d’une vie militaire fondée sur le don de soi.

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Les contraintes budgétaires et la mutation des conflits, de la crainte de l’invasion soviétique aux guerres asymétriques, justifièrent le basculement vers l’armée de métier. Mais immanquablement, professionnaliser l’armée a accru la distance entre militaires de carrière et civils ignorant tout de la vie sous l’uniforme. Dans une société qui se communautarise, l’armée semble être à son tour devenue une communauté.

D’ailleurs, le Service National Universel inauguré à l’été 2019 et destiné aux jeunes gens de 15 à 16 ans, ne répond pas au besoin de rétablir le lien armée-nation. Ce qui n’est guère surprenant, puisque l’objectif affiché est de renouveler la prise de conscience citoyenne, et non de renouer avec le service militaire. Au grand regret du député Son-Forget: «Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais fait quelque chose de plus militaire», nous confie-t-il, se gaussant des internautes qui avaient accusé le SNU de «mettre au pas la jeunesse» en découvrant une photo de jeunes volontaires enjoints à faire 10 pompes...

Mais le tableau est-il si sombre? Non, si l’on en croit un officier légionnaire, avec qui nous nous sommes entretenus sous condition d’anonymat. Lui pense plutôt que le lien armée-nation est en bonne forme. Il en veut pour preuve les missions Sentinelle, pourtant régulièrement remise en cause dans les médias. Malgré la lourdeur du dispositif, celui-ci aurait eu des effets pour le moins vertueux sur le lien armée-nation:

«On peut regretter que cela soit nécessaire, mais voir des militaires patrouiller dans les rues, c’est complètement accepté par la population», explique l’officier, avant d’ajouter: «sur le terrain, tout se passe bien avec les Français, les pompiers, les flics, les services de la SNCF. La mission est bien vécue.»

Et du côté des légionnaires, on apprécie même ces missions: «Quand on attrape un type qui emmerde une jeune femme, ce sont des petits plaisirs qui comptent pour la troupe! Nous avons l’impression d’être utiles.» L’utile et l’agréable semblent aller de pair: «Ça les sort un peu [de la vie de caserne, ndlr.], ils découvrent davantage la France, peuvent sortir en ville, profiter des cartes musées gratuites, etc.»

La start-up nation se veut solennelle

Le Général Martinez, lui aussi, se dit plus optimiste. Face aux circonstances actuelles, celle des attaques djihadistes et plus généralement de crise culturelle, il n’hésite pas à parler de réveil:

«La vocation de l’armée fait que, en cas de moments difficiles, le réflexe est de se retourner vers ce genre d’institutions». Derrière «l’émotion et le recueillement créés par le drame [de la perte des 13 militaires, ndlr.], il y a un véritable réveil».

Même les dirigeants de la Start-up Nation n’y seraient pas insensibles: «Au niveau du Président, il y a une prise de conscience solennelle, nous dit Joachim Son-Forget: la ministre Florence Parly et les différents chefs d’État-major sont à la hauteur», plaide-t-il. «Le chef d’État-major (CEMA) François Lecointre a connu [la réalité des OPEX] en Bosnie», rappelle-t-il, faisant référence à l’assaut baïonnette au canon du pont de Vrbanja, à Sarajevo en 1995, commandé par celui qui était alors jeune capitaine. Une façon de rattraper le premier couac de la présidence Macron: sa dispute avec l’ancien CEMA Philippe de Villiers à propos du budget des armées.

Signe des temps: le 11 novembre est aussi devenu journée de commémoration des OPEX, et le monument aux morts en OPEX a été inauguré lors de la dernière cérémonie, après dix ans d’attente. Une marque de sympathie à l’égard des militaires, et un progrès indéniable après le scandale des commémorations de la bataille de Verdun de 2016… lors desquelles devait se produire le rappeur Black M et durant laquelle on a vu des jeunes gens courir joyeusement entre les tombes, dans une chorégraphie qui devait bien peu au souvenir des hommes tombés sur ce champ de bataille.

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