Otan: «Emmanuel Macron veut remplacer Donald Trump comme leader de l’alliance»

L’Otan est-elle en passe de mourir? Suite aux rencontres houleuses qui ont eu lieu au sommet de Londres, Sputnik revient avec Emmanuel Dupuy sur les enjeux et l’avenir de l’Alliance atlantique, et notamment la confrontation entre Emmanuel Macron et Donald Trump.
Sputnik

Le sommet de l’Otan qui s’est tenu à Londres ce 3 décembre avait des allures de grande réunion familiale: tout le monde était réuni, et malgré des ressentiments marqués et de profondes divergences, toute la famille a fait mine de bien s’entendre. Exemple le plus frappant, malgré «le grand respect» qu’ils aiment à rappeler qu’ils ont l’un pour l’autre, entre Donald Trump et Emmanuel Macron, les relations sont au plus bas. L’échange musclé entre les deux hommes lors de ce dernier sommet l’a confirmé.

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«Quand on parle de l’ennemi, je dirais, quel est l’objectif? Protéger nos partenaires contre les menaces externes. La France le fera et nous serons pleinement solidaires vis-à-vis des États de l’Est et du Nord de l’Europe. Mais l’ennemi commun aujourd’hui, c’est les groupes terroristes. […] Et je suis désolé de dire que nous n’avons pas la même définition du terrorisme autour de la table», déplorait le Président de la République en conférence de presse avec son homologue américain.

Sur la Syrie, la lutte antiterroriste, les échanges commerciaux, sur la dissuasion nucléaire européenne, sur la notion même du rôle de l’Otan, les deux dirigeants ont des désaccords. À tout cela s’ajoute un différend profond entre Emmanuel Macron, de nombreux autres leaders européens d’une part et Recep Tayyip Erdogan de l’autre. Les deux chefs d’État s’accusent mutuellement de soutenir des groupes terroristes au Levant.

​Autant de signaux qui laissent penser que l’Alliance est en assistance respiratoire, pour ne pas employer une autre métaphore médicale qui a fait florès. Pourtant, Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et spécialiste des questions de politiques européennes de sécurité et de défense, nous explique que ce n’est qu’une impression de façade. Au-delà des quiproquos et des mésententes de chacun, l’Alliance a, aujourd’hui plus qu’à n’importe quelle époque, toutes les raisons de subsister, et pourrait même ressortir grandie de ces épisodes fâcheux. Entretien. 

Sputnik France: Comment interprétez-vous les échanges tenus hier entre Emmanuel Macron et Donald Trump? Peut-on se considérer comme alliés lorsque l’on a des désaccords aussi importants, sur des sujets aussi importants pour les deux pays?

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Emmanuel Dupuy: «Je ne pense pas qu’il faille surinterpréter les propos tenus par les deux Présidents lors de cette conférence de presse. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’ils ont des propos aigres-doux l’un envers l’autre. Les questions qui posent problème, on les connaît: la guerre commerciale et divergences de visions sur l’Otan, qui, pourtant, ne sont pas si éloignées que ça l’une de l’autre.

Je crois donc que les mots n’ont pas une importance considérable dans le sens ou in fine, les deux Présidents se sont déjà éloignés l’un de l’autre, notamment depuis le G7 de Biarritz. Cela s’inscrit dans une relation qui n’est plus seulement celle d’alliés, mais aussi d’adversaires. Les deux pays sont toujours alliés d’un point de vue militaire, mais sont sur le plan économique des concurrents, il va donc falloir s’habituer à ce que le ton entre les deux rives de l’Atlantique soit plus vigoureux, et j’ose dire que c’est une bonne chose.» 

Sputnik France: Pourtant, même sur les sujets les plus consensuels, comme la lutte contre le terrorisme, il semble y avoir des divergences entre les partenaires, et ce n’est pas qu’une question de discours…

Emmanuel Dupuy: «Si votre question c’est: “est-ce que la France va sortir de l’Otan?”, la réponse est non. Ce n’est pas des mots qui vont provoquer une décision politique. Trump et Macron ont deux personnalités différentes, mais qui se rejoignent dans le sens ou les deux font de la politique-spectacle. Surtout que cette conférence de presse ne comptait que deux acteurs parmi les 29.

Par contre, ce que l’on peut dire, c’est que le Président Macron risque certainement d’essayer de profiter du vide laissé par Donald Trump, empêtré au niveau national dans des procédures de destitution. De ce vide, Emmanuel Macron veut certainement remplacer Donald Trump dans cette quête de leadership, d’une part au sein de l’Union européenne, mais surtout au sein de l’Otan. C’est peut-être de cette manière que l’on peut interpréter sa volonté de rebattre les cartes et d’évoquer un certain nombre de sujets qui fâchent…»    

Sputnik France: Sur la Turquie, est-ce possible de maintenir une alliance avec un partenaire qui nous accuse de soutenir des terroristes et vice versa?

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Emmanuel Dupuy: «L’alliance compte 29 membres, bientôt 30, donc les tensions qui existent entre deux des 29 membres ne peuvent pas tout remettre en cause. Par contre, ce qui est vrai, c’est qu’il y a une opposition entre les Turcs et un Président français qui dit tout haut ce que beaucoup de membres de l’alliance pensent tout bas. Ce qu’il dit, c’est que les Turcs jouent sur plusieurs tableaux et se sont émancipés de certaines règles d’engagement en ne tenant pas compte de la présence de forces spéciales françaises, anglaises et américaines au Levant d’une part. C’est problématique, mais ça n’a pas vocation à faire exclure un membre de l’alliance.»

Sputnik France: Sur les questions de dissuasion nucléaire en Europe, pensez-vous que lorsque Macron demande de «clarifier» la situation, c’est un pas vers la proposition russe de moratoire sur les armes nucléaires de courte et moyenne portée?

Emmanuel Dupuy: «Sur cette question du nucléaire, la balle est dans le camp des Américains. Ce sont eux qui ont choisi de quitter le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, poussant par conséquent la Russie à s’en retirer, alors que ce traité était en place depuis 1987.

Je crois que la question qu’Emmanuel Macron et les autres leaders européens doivent se poser face à cette situation est celle de la défense européenne et de l’autonomie stratégique, étant entre deux puissances surarmées d’un point de vue nucléaire. Et c’est ce vers quoi l’on se dirige à l’horizon 2021/2027, avec les treize milliards d’euros que l’on va consacrer au futur programme d’engagement, avec notamment les tanks du futur, avions du futur.»

Sputnik France: Une Europe plus autonome stratégiquement n’est-ce pas une source d’inquiétude pour des Américains encore soucieux de garder cette influence, notamment d’un point de vue militaire, sur les Européens?

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Emmanuel Dupuy: «C’est tout le paradoxe entre la réalité des stratégies américaines et françaises et l’aspect théâtral de la conférence de presse entre les deux Présidents. Au final, les deux se rejoignent sur le fait qu’ils souhaitent tous deux une plus grande autonomie stratégique des Européens. Cela ne veut pas dire que l’objectif final serait que les États-Unis quittent l’Otan, mais qu’il y ait une responsabilisation plus forte des Européens dans leur stratégie de Défense. Cela passe par un renforcement du budget Défense de chaque pays, ce qui va dans le sens des demandes faites par Donald Trump que chaque pays mette l’argent requis dans l’alliance.»

Sputnik France: Donc pour vous l’alliance est toujours solide et pertinente, malgré les divergences de points de vue?

Emmanuel Dupuy: «  Effectivement, d’autant plus que je pense que nous sommes à l’aune d’une reconfiguration de stratégie de l’alliance, qui est en train de comprendre que la menace n’est plus la même qu’il y a soixante ans. Les menaces aujourd’hui se trouvent sur ses flancs méridionaux et orientaux, mais l’on pourrait rajouter le cyber et le spatial. Il y a aussi une convergence d’intérêts en Asie centrale, en Arctique et en Afrique subsaharienne. Il y a là une convergence d’intérêts qui n’existait pas avant, et c’est pour cela que l’Alliance est plus que requise, alors qu’elle n’était pas nécessairement sollicitée jusqu’à présent. Quelque part, le Président turc à raison quand il dit qu’il ne faut pas simplement concentrer les forces de l’alliance dans les pays baltes, mais prendre en compte les autres menaces qui guettent l’alliance, comme les conflits hybrides, notamment.»

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