Trois semaines de manifestations en Bolivie ont eu raison d’Evo Morales, dirigeant du pays depuis treize ans. En cause? Les résultats de l’élection présidentielle du 20 octobre donnaient vainqueur le Président sortant avec 47,08% des voix contre 36,51% pour son opposant, Carlos Mesa. Mais des irrégularités ont entaché le scrutin, suscitant de nombreuses protestations. C’est l’armée et la police qui lui ont donné le coup de grâce en lui retirant leur soutien, déclenchant sa démission à la télévision le 10 novembre.
Celui qui briguait un quatrième mandat a en outre qualifié de «décision politique» l’appel de l’Organisation des États américains (OEA) à l’organisation d’un nouveau scrutin. Deux jours plus tard, le Président démissionnaire a pu s’enfuir du pays grâce au soutien du Mexique, qui l’a accueilli en tant que réfugié politique. La gauche latino-américaine, dont l’ancien Président brésilien Lula et le Vénézuélien Nicolas Maduro, a qualifié de «coup d’État» cette séquence d. Quant aux États-Unis, Donald Trump puis Mike Pompeo ont reconnu la nouvelle Présidente par intérim de la Bolivie, la sénatrice de droite Jeanine Añez, «afin de mener sa nation durant cette transition démocratique.»
Afin de décrypter les enjeux de cette crise bolivienne qui a des conséquences sur l’ensemble de la région, Sputnik a tendu le micro à Maurice Lemoine, spécialiste engagé de l’Amérique latine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique et auteur de Venezuela, Chronique d’une déstabilisation, (Éd. Le Temps des Cerises).
Sputnik France: Le Président bolivien Evo Morales a annoncé sa démission ce dimanche 10 novembre. Comment l’expliquer?
Maurice Lemoine: «Il a en réalité été poussé à la démission dans le cadre d’un coup d’État dans la mesure où depuis très longtemps, l’opposition bolivienne –on peut dire d’extrême droite– avait annoncé qu’elle ne reconnaîtrait pas l’élection. Dans la mesure où l’organisation des États américains qui est, tout le monde le sait, dans l’orbite de Washington, elle a émis un prérapport disant que le résultat de l’élection n’était pas conforme aux résultats annoncés. Mais lorsqu’on regarde ce rapport préliminaire, émis le 20 octobre, il ne dit pas qu’il y a eu une fraude massive et il ne dit pas qu’Evo Morales n’est pas arrivé en tête du scrutin.
Je vais vous lire la conclusion du rapport: “en tenant compte des projections statistiques, il est possible que le candidat Morales soit arrivé premier et le candidat Mesa, second. Néanmoins, il est statistiquement improbable que Morales ait obtenu les 10% de différence pour obtenir un second tour.” Ce qui veut tout simplement dire, dans cette configuration, si l’on accepte cette conclusion, qu’il y aurait dû y avoir un second tour. Or évidemment, l’opposition ne le souhaitait pas, l’OEA ne le souhaitait pas non plus, puisqu’elle a recommandé l’organisation de nouvelles élections et c’est le moment où se sont déclenchées de grandes violences dans le pays où la police s’est mutinée et où l’armée a retiré son appui au chef de l’État constitutionnel. Dans ces conditions, il n’avait pas d’autre choix que la démission.»
Sputnik France: Est-il soutenu par une majorité de la population?
Maurice Lemoine: «Bien sûr, mais il a démissionné. Et ça rappelle un petit peu le 11 avril 2002 avec Hugo Chavez, qui s’était laissé arrêter par les putschistes pour éviter un bain de sang. Ça ne signifie malheureusement pas que la démission d’Evo Morales va éviter un bain de sang. On ne sait pas encore ce qui va se passer.
Effectivement, il y a un vrai problème, c’est qu’il y a actuellement des mobilisations très importantes en Bolivie qui sont en train de se mettre en place et qui sont annoncées. Il faut le rappeler, dans cette élection, même si elle est contestée, le résultat, c’est que 47,08% des Boliviens ont voté pour Evo Morales. Même si l’on accepte l’hypothèse qu’il y aurait eu des irrégularités, ça le met quand même à 45% des Boliviens. Il était très clairement en tête. Évidemment, il serait très naïf de penser que ces 45-47 % de Boliviens vont accepter que leur Président soit renversé d’un simple coup d’État, dans la mesure où Morales devait terminer de toute façon son mandat le 22 janvier de l’an prochain.»
Sputnik France: Le pays a-t-il été déstabilisé par l’étranger, notamment les États-Unis?
Maurice Lemoine: «Je ne vais pas tomber dans la parano ou dans le discours classique. Je note simplement que le premier qui a reconnu la Présidente autoproclamée en Bolivie, comme on a un Président autoproclamé au Venezuela, c’est Donald Trump.»
Maurice Lemoine: «Je suis un peu effaré devant le traitement de la crise bolivienne par les médias et l’appareil médiatique en général. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac, il y a évidemment des exceptions. C’est que nulle part, je n’ai vu titrer “coup d’État”, alors que c’est un coup d’État, qui plus est, c’est un coup d’État fasciste. Devant l’organisation des États américains, il y a un certain nombre de pays qui ont dénoncé un coup d’État, qui sont le Mexique, l’Uruguay. Le Président récemment élu d’Argentine, Alberto Fernandez, a également dénoncé un coup d’État, donc c’est un certain nombre de grandes nations sud-américaines qui ont dénoncé ce coup d’État.
Effectivement, Evo Morales a été exfiltré, il faut employer ce terme, d’abord grâce au Mexique qui l’a accueilli en tant que réfugié politique, grâce également à l’intervention du Président Fernandez, qui n’est pas encore en exercice en Argentine. Et puis d’une manière un peu surprenante, mais après tout c’est très bien, le Président de droite du Paraguay qui a permis à un avion militaire mexicain de récupérer Morales en passant par le Paraguay. Sachant par exemple qu’un pays comme l’Équateur qui, il n’y a pas très longtemps, était gouverné par la gauche et dont le Président a complètement tourné casaque, a fait un virage à 180 degrés en direction des États-Unis, a interdit le survol de son territoire par cet avion mexicain qui venait sauver le Président constitutionnel de la Bolivie, parce qu’il y avait une menace très sérieuse sur la vie d’Evo Morales.»
Sputnik France: Au même moment, le sommet des BRICS est organisé au Brésil par Jair Bolsonaro, alors que l’ex-Président Lula vient d’être libéré. Dans le cadre de la crise bolivienne, quels sont les enjeux de ce sommet?
Maurice Lemoine: «La réunion des BRICS est intéressante dans la mesure où dans ces cinq pays, Russie, Inde, Brésil, Chine et Afrique du Sud, il n’y en a qu’un qui soutient le coup d’État contre Evo Morales, c’est le Brésil de Bolsonaro, qui accueille cette conférence. De la même manière, le Brésil est le seul qui soutient le Président autoproclamé Juan Guaido, donc il va forcément y avoir une tension entre le Brésil et les quatre autres pays.
La réunion des BRICS va être très intéressante, la Russie a condamné le coup d’État contre Evo Morales, la Russie continue à soutenir Nicolas Maduro au Venezuela, a d’excellentes relations avec Cuba. Le Brésil se trouve effectivement dans une situation un peu compliquée, dans la mesure où Lula a lui aussi condamné le coup d’État contre Evo Morales, de sorte que d’une certaine manière, Bolsonaro est complètement isolé dans cette histoire.»